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OUVERTES À

LETTRES

Le collage comme hypallage picturale

Lettre ouverte à Carole Aurouet

 

 

 

Chère Carole Aurouet,

 

Nous avons reçu en SP votre biographie de Jacques Prévert, une vie, rééditée cette année chez Les Nouvelles édition JMP. Claire Vitrine me demande si je compte en faire une recension. L’interrogation vaut la peine d’être interrogée : Prévert… Jacques Prévert ? Nous fêterons le 11 avril prochain le 40e anniversaire de sa disparition. Son nom tourne dans mon esprit… et je trouve une, deux, trois occurrences entre l’auteur de Paroles et mon expérience de ses paroles et de ses collages. Puis, à partir des collages de Fatras, c’est une avalanche de collages mentaux, et c’est le décollage de la rédaction de cette lettre ouverte…

 

Mais avant de vous faire part de toutes mes trouvailles, retrouvailles, autour de la figure de Prévert, je tenais, tout de suite, à vous féliciter pour cette biographie précise, exhaustive et synthétique. J’y ai appris beaucoup de choses, entre autres le fait, non négligeable, de sa contribution au 7e art : Jacques Prévert fut le dialoguiste et co-scénariste inspiré des grands films de Jean Carné, des Visiteurs du soir aux Enfants du Paradis. Votre livre est, au demeurant, très bien construit, équilibrant les sujets, les événements et les rencontres. Vous nous guidez sans nous perdre à travers sa poésie parlée, filmée, écrite, chantée, imagée… tandis que des thèmes récurrents viennent nous rappeler les obsessions du poète de la liberté inconditionnelle : l’antimilitarisme, l’usage du blasphème, le spectre du suicide, la cause ouvrière, le rejet de toute autorité ainsi que le refus, logique par conséquent, de tout embrigadement.

 

Je ne rapporterai pas les anecdotes révélatrices de la personnalité courageuse de l’homme, car le lecteur sait où les trouver désormais sous votre plume habile et experte. Votre livre donne accès à toutes les cartes, et Dieu sait s’il y en a de différentes couleurs et avec moult figures iconoclastes chez Prévert, mais cela, en nous en conservant en main l’essentiel du _Je prêt à l’emploi… Encore bravo ! car il n’était pas aisé de faire l’inventaire de Prévert.

 

Une belle découverte ou redécouverte. Judicieusement, vous dénoncez le côté futile dans lequel on a longtemps enfermé Prévert, le cataloguant – jugement pour le moins hâtif et réducteur –, comme auteur de poèmes enfantins. Rien de plus trompeur, ce dont je peux témoigner, ce dont je vais maintenant témoigner, en vous donnant expressément à lire mon expérience de la poésie de Prévert de Paroles à Fatras. Certes, je risque d’être un peu long dans l’évocation, mais il ne fallait pas me provoquer, Chère Carole Aurouet, avec une aussi stimulante biographie.

 

Pour commencer, disons que beaucoup s’y sont trompés sur ce style soi-disant niais, léger, facilement persifleur de Prévert : j’entends encore Houellebecq déclarer dans Rester vivant que « Prévert est un con ». Je crois qu’il se trompe exactement comme se trompèrent les surréalistes lorsqu’ils saluèrent avec sarcasme la mort d’Anatole France dans Un Cadavre en 1924. Breton ne devait pas avoir lu La Révolte des Anges, où France met en scène une tentative de revanche des bannis sur les milices célestes de Michel, ni avoir étudié de près Le Procurateur de Judée, récit dans lequel Ponce Pilate étrille le Jésus des Évangiles. Les surréalistes qui pratiquaient allègrement la provocation par le blasphème (comme l’a très bien montré Julien Gracq dans son essai sur André Breton) n’auront pas su reconnaître un des leurs ! Or, Prévert participa au Premier mouvement surréaliste, chose que j’ignorais avant de vous lire. Il en aura hérité ou conforté auprès d’eux un goût marqué pour les postures artistiques blasphématoires. Sans anticiper sur tout ce que j’ai à vous dire, sachez que je retiens le couple du blasphème et du collage comme illustration principale de mon propos à venir sur Prévert. Vous voilà prévenue.

 

Mais abordons les choses dans l’ordre chronologique : celui de ma rencontre avec l’ovni littéraire Jacques Prévert.

 

La première fois que je m’appropriai du Prévert ce fut par la récitation devant mes camarades de classe d’un poème tiré de Paroles. L’enseignant nous avait laissé libre choix du poète et du poème à célébrer à haute voix en public. Sur un conseil parental ironique, j’avais opté pour la facilité : trouver dans le recueil Paroles le poème le plus simple et le plus court. Au final, je pense avoir choisi le plus simple à retenir si ce n’est pas le plus court : il s’agit d’une liste, d’une litanie, dont la variable unique et apparemment immuable dotée d’un chiffre croissant n’atteint pas le nombre 20 ! Vous aurez reconnu le satirique et très républicain poème intitulé Les Belles Familles :

 

« Louis I

Louis II

Louis III

Louis IV

Louis V

Louis VI

Louis VII

Louis VIII

Louis IX

Louis X (dit le Hutin)

Louis XI

Louis XII

Louis XIII

Louis XIV

Louis XV

Louis XVI

Louis XVII

Louis XVIII

et plus personne plus rien…

Qu’est-ce que c’est que ces gens-là

qui ne sont pas foutus

de compter jusqu’à vingt ? »

 

Convenez du bel effort que je fis ! digne du cancre célébré par Prévert dans le même recueil. Il n’empêche que ce poème sera pour moi séminal, et mine de rien il dit beaucoup de notre rapport à l’histoire de France : d’un, il marque une rupture totale entre un avant et un après, après à partir duquel cet avant est définitivement révolu : chose dont je m’aperçus sur le champ ; de deux, il interroge une chronologie grâce à laquelle j’appris à maîtriser les chiffres romains et dans laquelle apparaît subrepticement l’étrange figure de Louis XVII, monarque dont j’ignorais le règne malgré mon goût alors très prononcé pour l’histoire comme matière scolaire. Cette interrogation sera comblée, mais bien plus tard, non pas par la lecture d’historiens, mais par celle d’écrivains du calibre de Léon Bloy et de Villiers de L’Isle-Adam. J’attire ici votre attention sur le fait, très étrange, que les grands écrivains catholiques blasphémateurs de la seconde moitié du XIXe siècle – aux noms des deux précédemment cités il faudrait encore ajouter les non moins remuants Barbey d’Aurévilly et Ernest Hello –, furent tous d’inconditionnels naundorffistes. J’en donnerai ici deux exemples pour preuve :

 

« Or, voici le prodige qui ne s’était jamais vu et dont l’analogue est introuvable. Louis XVII, universellement rejeté, régna néanmoins cinquante ans, de 1795, année de sa prétendue mort, à 1845. Il régna « démonétisé », invisible et tout-puissant, par l’impossibilité même de prouver qu’il n’existait pas. Avec le despotisme des forces occultes, il régna dans la volonté perverse de tous ceux qui, ayant pris sa place et craignant toujours de le voir surgir, essayèrent, par l’égorgement ou le prestige, de raturer jusqu’à sa mémoire. […] Il est donc rigoureusement vrai d’affirmer le règne effectif de Louis XVII. Les monarques, même les plus certifiés, règnent comme ils peuvent, et ne règnent que comme ils peuvent. Celui-ci, ayant été décrété fantôme, ne put régner que comme un fantôme, pour l’hallucination et le désarroi de son peuple atteint de démence qui ne put jamais le connaître et qui, pourtant, dut épouser son destin, car telle est la loi. C’est à faire chavirer l’imagination de se dire qu’il y eut un homme sans pain, sans toit, sans parenté, sans nom, sans patrie, un individu quelconque perdu dans le fond des foules, que le dernier des goujats pouvait insulter et qui était, cependant, le Roi de France !… et qu’il tenait peut-être à presque rien que la pauvre France, toute frappée à mort qu’elle fût, voyant passer cette figure de sa douleur, ne se reconnût soudain dans le Sang de ses anciens Maîtres et ne se précipitât vers lui avec un grand cri, dans un élan sublime de résurrection » (Léon Bloy, Le Fils de Louis XVI, 1900).

 

« Autrefois, il y avait de longues années ! un malheureux, d’une origine inconnue, expulsé d’une petite ville de Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, à Paris. Là, s’exprimant à peine dans notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de Celui… dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français. À la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs du Temple, et l’évadé royal… s’était lui. Après mille traverses et mille misères il était revenu justifier de son identité. N’ayant trouvé, dans sa capitale, qu’un grabat de charité, cet homme, que nul n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft, en Hollande. […] Et voici que, chose plus surprenante encore, les États-Généraux de la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume II, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé, officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe :

« Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche, XVIIe du nom, roi de France. »

Que signifiait ceci ?… Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de légitimes défiances : on en maudissait l’accusation terrible. » (Villiers de L’Isle-Adam, Le Droit du passé, 1886).

 

C’est d’autant plus étrange si on lit la suite du texte de Villiers de L’Isle-Adam qui met en connexion Jules Favre, Bismarck et Naundorff ! J’ajoute à l’étrangeté de toutes ces étrangetés – « bizarre, vous avez dit bizarre… comme c’est étrange », selon la formule imaginée par Prévert pour le cinéma –, que le livre dans lequel j’ai pioché la citation, Les plus belles pages de Villiers de L’Isle-Adam au Mercure de France, comporte en page de garde une mise en garde manuscrite du précédent propriétaire du livre, un certain L. Escoffier d’après l’ex-libris, que je vous livre :

 

 « Il y a un mystère de la vie pauvre de Villiers de L’Isle-Adam. Une société secrète serait cause de l’ombre dans laquelle est et a été tenu ce maître de l’étrange ainsi que Philibert Besson. Quand on gêne certains intérêts… » (L. Escoffier).

 

Pour Philibert Besson, je vous laisse découvrir les surprises qui s’attachent à son nom… Oui, je vois bien que vous vous dites que je m’égare... alors que je ne fais qu’entamer un inventaire… à la Prévert. Il y a toujours eu de la cocasserie dans les paroles de Prévert, certes, mais aussi plus de profondeur que l’information première ne saurait en livrer d’entrée de jeu. Or, parmi ses Louis, il y a l’énigmatique Louis XVII… Comme Bloy et Villiers de l’Isle-adam, Prévert aurait été un naundorffiste cryptique ? Et puis cette affaire Naundorff est du plus grand sérieux, ce dont nous renseigne aujourd’hui enfin la science, nous invitant à reprendre le comptage jusqu’à XX, ce que fit Ardisson en un livre utopique, et au-delà de XX, car l’aventure de la disparition des Louis, d’ores et déjà, a rebondi :

 

« Grâce à l’ADN, l’un des plus grands mystères de l’Histoire, l’un des plus polémiques aussi, est peut-être en train de s’éclaircir. Le mythe de Karl Wilhelm Naundorff, mort en Hollande en 1845, qui prétendait être Louis XVII, fils de Marie-Antoinette et de Louis XVI emprisonné à l’âge de 7 ans au Temple et décédé officiellement en 1795, est relancé par une nouvelle révélation. […] Cette découverte inédite revient au Pr Gérard Lucotte, généticien et anthropologue, et à l’historien Bruno Roy-Henry, à l’initiative de cette enquête dans les profondeurs moléculaires. C’est le descendant mâle de la branche aînée de Naundorff, un libraire de 40 ans vivant en France, qui a soumis ses gènes au microscope du Pr Lucotte. Il s’agit d’Hugues de Bourbon – la lignée des Naundorff porte le nom des Bourbons par « une courtoisie de la cour de Hollande », explique l’historien, légalisée par plusieurs jugements de la justice française, mais toujours très contestée par les Bourbons. Il est le fils de Charles Louis Edmond de Bourbon, descendant très médiatique de Naundorff, décédé en 2008, que beaucoup de gens appelaient « Monseigneur » en soulignant sa ressemblance criante avec Henri IV. Les prélèvements sur le jeune Hugues ont eu lieu à La Rochelle, il y a deux ans. L’étude a porté sur les marqueurs de chromosome Y [qui] a été comparé avec l’haplotype des Bourbons grâce à un profil du chromosome Y de la maison royale établi en octobre dernier par le Pr Cassiman. Résultat : « On retrouve chez lui l’essentiel des marqueurs du chromosome Y des Bourbons, il fait partie de la famille », conclut le Pr Lucotte. Publiés dans la revue scientifique International Journal of Sciences, ces résultats seront présentés samedi par le généticien devant le Cercle d’études Louis XVII. Outre la vérité historique, les enjeux et passions sont de taille, compte tenu des intérêts patrimoniaux et de la prétention symbolique au trône de France. » (Delphine de Mallevoüe, in Le Figaro du 30/03/2014).

 

J’ai eu, moi-même, ma période royaliste, en 1989, par pied de nez aux orgies aseptisées mittérando-goudiennes. Je soutenais alors comme prétendant au trône le jeune Bourbon d’Espagne, Luís Alfonso, car son père l’année même de la commémoration de la Révolution française n’avait rien trouvé de plus heureux que de s’auto-décapiter sur une piste de ski ! Cela me tint jusqu’en 1993, alors que j’étais au service militaire et que j’avais posé trois jours de permission pour me rendre à la Concorde le 21 janvier… Au dernier moment, la républicaine institution militaire me refusa le sésame, et je dus déserter pour aller saluer le défunt roi supplicié. Le plus jouissif fut la tronche du maréchal des logis de semaine lorsque, de retour à la caserne, je lui expliquai le motif de mon escapade ! Et puis, et puis, ce Luís Alfonso de Bourbon, soi-disant Duc d’Anjou, ne fit jamais l’effort d’apprendre le français, et s’en alla épouser une Vénézuélienne. Basta ! La plaisanterie avait assez duré… et puis il y a le vrai prétendant qui est ressorti : ce Naundorff, libraire qui plus est…

 

Telle fut ma première aventure en terre insolite des portulans dressés par Prévert. Dans sa cartographie pittoresque de nos travers, ce furent ses collages qui me collèrent dedans ensuite.

 

Le temps a passé et je suis documentaliste dans un lycée technique niçois. Je reçois les spécimens que m’expédient les Fernand Charlatan, les Chartier et autres Machette, afin que j’élise les nouveaux manuels de ST2S qui remplaceront ceux de feu SMS. Décoiffés par la réforme des programmes du Bac technique des carrières sanitaires et sociales, les précédents livres scolaires iront droit au pilon. Et vlan ! Les éditeurs s’en moquent, au contraire, c’est tout bénef pour leurs escarcelles. Bon, en feuilletant un de ces « spécimens », je tombe sur une page où, en illustration, se trouve un collage de… Prévert. Le choc ! J’en étais resté à l’image cocasse et peu perturbante du poète pour enfants : rappelez-vous sa pépite de petits Louis qui n’allaient pas jusqu’à 20 ! Mais là, c’est d’un tout autre calibre : c’est anatomiquement violent, dissuasif et plutôt plus « pervers » que Prévert. J’y regarde de près : le collage s’intitule Haute-couture. Une mannequin en écorché dorsal, mais au chignon impeccable étreint un mégalithe surmonté d’un masque africain, le tout sur fond de montagnes hérissées dans le lointain… La haute-couture fait ici plus référence au Quai La Rapée qu’à Coco Chanel : l’humour en est noir, semble nous dire le masque dominateur au centre du montage. D’un, je découvre que Jacques Prévert n’a pas été que poète, mais aussi illustre illustrateur. De deux, remontant la piste, je puis vous livrer à ce jour, et grâce aux renseignements puisés dans votre biographie, que c’est bien au contact des surréalistes que Prévert a fait ses armes imaginaires : en effet, la partie d’écorchée employée dans le collage n’est autre que la fameuse Femme vue de dos, disséquée de la nuque au sacrum peinte en 1745, morte-vivante icône à la chair déployée de part et d’autre de sa colonne vertébrale en deux ailes flamboyantes que Breton et les siens célébrèrent comme « L’Ange anatomique ». Cet élément du collage nous confirme le passage de Prévert chez les surréalistes et l’influence de leurs visions morbides sur l’univers mental du futur poète de Fatras.

 

Bon, il me faut d’urgence revenir à ses Paroles pour comprendre ce qui se passe. Mon Prévert d’enfance est-il le même que celui du manuel scolaire du Lycée La Providence ? Où l’erreur se situe-t-elle ? Je suis au CDI, cela tombe à propos : dans un des rayonnages de la bibliothèque sommaire dont j’ai la charge, je déniche la première édition en livre de poche de Paroles. Je l’ouvre et je lis :

 

« La viande aussi, le pain, l’abbé, la messe, mes frères, les légumes, les fruits, un malade, le docteur, l’abbé, un mort, l’abbé, la messe des morts, les feuilles vivantes, Jésus-Christ tombe pour la première fois, le Roi Soleil, le pélican lassé, le plus petit commun multiple, le général Dourakine, le Petit Chose, notre bon ange, Blanche de Castille, le petit tambour Bara, le Fruit de nos entrailles, l’abbé, tout seul ou avec un petit camarade, le renard, les raisins, la retraite de Russie, Clanche de Bastille, l’asthme de Panama et l’arthrite de Russie, les mains sur la table, J.-C. tombe pour la nième fois, il ouvre un large bec et laisse tomber le fromage pour réparer des ans l’irréparable outrage… » (Souvenirs de famille ou L’Ange garde-chouirme, in Paroles).

 

C’est un concentré de coq-à-l’âne, ayant pour seul guide, à peine déguisé sous une tonalité burlesque mineure, le… blasphème. Le mot, blasphème, désobligeant pour celui qui l’emploie, dérangeant pour celui qui l’entend, périlleusement chargé de maléfices inqualifiables, est lâché, et je ne le lâcherai plus jusqu’à la fin de cette lettre, et pour cause…

 

… Au même moment, je suis en pleine effervescence événementielle – nous sommes en 2007 –, car avec le feu vert de madame Elizabeth Viallet, notre directrice mécène inspirée, le lycée s’apprête à accueillir les peintures et collages de l’artiste picard Jef Benech. D’évidence, ses collages sont d’une conception et d’une approche comparables à ceux de Jacques Prévert : la chose en deviendra vite fascinante. Mais je reviendrai plus loin, assez loin, sachez-le, là-dessus, car beaucoup de choses seront dites entre ici et là-bas, plus bas, beaucoup plus bas…

 

Pour l’heure, le clou du spectacle, si je puis ainsi m’exprimer, est un tableau, de grandes dimensions, 240 x160, qu’une cimaise d’un mur du hall lumineux du lycée doit accueillir, et qui représente un poulet crucifié, ce que confirme le titre de l’œuvre : Poulet crucifié. Est-ce encore là un blasphème à la Prévert que je m’apprête à dresser à la vue de tous ? « J.-C. tombe pour la nième fois, il ouvre un large bec… » Blasphème ? La question du blasphème taraude certains enseignants, au point qu’une cabale relayée auprès des élèves menace l’exposition… Je me fends donc aussitôt d’une lettre d’explications, qui sera aussi envoyée par madame Viallet au directeur diocésain ainsi qu’au recteur d’académie. Certes, on ne plaisante pas avec la définition de l’art dans l’Éducation nationale : il en va de l’éveil des élèves à la tolérance des beautés cachées de ce monde…

 

Je pense qu’ici le plus simple est de vous restituer dans son intégralité ma vibrante bafouille en faveur d’un certain droit au blasphème. Je constate alors que la kénose non seulement absorbe le blasphème, mais en confirme la liturgie. Voyons cela tandis que « J.-C. tombe pour la nième fois, [et qu’] il ouvre un large bec… » Mon « apologie du crime » s’intitule alors très simplement Exposition Jef Benech’ :

 

*

 

Exposition Jef Benech’

 

Jef Benech’, artiste peintre et musicien, habite Amiens. Son travail s’inscrit dans le cadre ouvert du surréalisme. Le surréalisme, cette école non académique, apparaît en rupture avec le réalisme meurtrier d’une société qui conduisit à la boucherie de 14-18 toute une génération de jeunes gens. Les premiers surréalistes (Breton, Eluard, Max Ernst, etc.) sont tous sortis de l’enfer des tranchées. Ce sont des survivants écorchés vifs par le réel. D’où cette tentative de reconstruction de la vision du monde hors des normes guerrières et des « canons » esthétiques.

André Breton, initiateur du mouvement, propose la définition suivante de la démarche surréaliste : « Pour moi, [l’œuvre] la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. » (Breton, Manifeste du surréalisme, 1924).

En l’occurrence, et suivant le principe voulu par André Breton, on comprendra aisément que les tableaux et montages de Jef Benech’ aient pu dérouter certains élèves : « Déjà que l’art est assez dur à comprendre, mais là c’est un casse-tête d’essayer d’imaginer ce qui a pu vous passer par la tête pour réaliser un truc pareil ! » (Julie, Livre d’or de l’exposition). « C’est censé exprimer quoi ? Désolé, mais aucun de vos tableaux n’a vraiment un sens. » (Célya, Livre d’or). Ce caractère déroutant étant renforcé par le soin que l’artiste met à rendre le moindre détail. La facture est techniquement « classique ». « Tableaux très bien dessinés. Magnifique le sens du détail, cette précision ! Remarquable ! On comprend exactement vos dessins, on distingue parfaitement ce qui y est représenté, l’effet de profondeur… Cependant, ce n’est pas à mon goût, trop extraordinaire, farfelu. » (Aurélia, Livre d’or). C’est figuratif sans pour autant recouper une réalité figurative codifiée. Le choc ressort de cette inadéquation entre la forme et le fond. Il y a rupture dans l’approche « convenue » du sens. Le résultat est identifiable, mais non identifié. Les objets représentés sont rendus à une liberté plus grande, car ils se retrouvent isolés, sans rapport de cohérence entre eux, comme affranchis de leur définition communément admise.

L’artiste doit trouver le prétexte d’une rencontre graphique d’exception pour rendre à l’objet son intégrité formelle. Ce sera « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont, Les chants de Maldoror). Dans la citation du Comte, chaque objet ressort comme une nécessité unique et inaliénable. Cette évidence d’autonomie absolue n’est rendue possible que par le tour de force d’un rapprochement improbable des différents éléments formant le tableau. Certes, la table de dissection fait peur : « Nous sommes outrées de voir une exposition si morbide » (P. et M., Livre d’or) ; « ça fait très très très peur ! » (Anonyme, Livre d’or). De là à admettre que les objets qui nous entourent nous terrorisent... La démarche surréaliste libère notre regard : or, la liberté est-elle tolérable ? Que les définitions recouvrent de leur linceul signifiant l’irruption de telles terreurs nous rassure. La liberté fait peur. Qui le niera ?

Si nous isolons les objets qui nous environnent de leur usage courant, ils deviennent pour nous hostiles. Ils nous livrent à la mort, à notre néant consumériste : « L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage » (Breton, Manifeste du surréalisme).

Nul ne peut donc ignorer la vocation spirituelle de l’homme. L’objet s’il n’est pas transcendé par des valeurs au lieu d’être réduit à sa seule valeur devient vite un fétiche morbide. La question spirituelle l’emporte donc dans le « dessein » artistique. Et nous voici confrontés à la vision – insupportable pour certains –, du Poulet crucifié : « C’est un lycée catholique ! Jésus n’est pas un poulet ! » (P. et M., Livre d’or).

Quel sens pouvons-nous donner à la souffrance humaine ? Tel est le cri d’interrogation de l’artiste dans ce tableau. Pour l’anecdote, Jef Benech’, en arrivant à La Providence pour accrocher ses toiles, fut saisi par le crucifix qui orne notre hall. Cette œuvre de René Lacroix (le bien nommé) apparut aussitôt à Jef dans sa nudité crue comme dix fois plus violente que son propre tableau du Poulet crucifié. Comment alors ne pas faire un parallèle entre les deux œuvres ? La Crucifixion du Seigneur Jésus Christ demeure 2000 ans après encore ingérable lorsque nous la regardons avec des yeux neufs. L’habitude a permis à nos regards de glisser sur la croix sans effroi. René Lacroix, tout comme Jef benech’, nous donne l’occasion de replonger dans l’horreur du supplice. La récente polémique autour du film La Passion du Christ de Mel Gibson en fournit aussi une illustration. La Passion de Jésus fut d’une violence inouïe. Dans sa nudité, elle est insoutenable. Sans la lumière de la foi et loin du réconfort de l’espérance, la croix nous fait frémir.

L’artiste vous a renvoyé à votre croyance : à vous de l’assumer si vous êtes dans un lycée catholique. L’apôtre Paul nous avait prévenus : la Croix est « scandale pour les juifs et folie pour les païens ». Serions-nous devenus à ce point pharisiens ou idolâtres pour nous voiler ainsi la face devant ce que Dieu a subi par notre main féroce ?

Quant à restituer le Christ en poulet écorché, l’iconographie chrétienne n’a jamais manqué d’associer Jésus au monde animal : le premier symbole chrétien connu fut le poisson. ICTUS, le poisson en latin, signifiait par ses deux premières lettres IESUS CHRISTUS. Jésus = poisson. Premier animal christique. Dans l’Apocalypse de Jean, Jésus est un mouton, un agneau égorgé dont le sang ruisselle. Jésus est la bête qu’on mène à l’abattoir. Jésus = agneau immolé. Second animal christique. Mais pas un seul volatile, direz-vous, dans cette ménagerie ? Si, un chant liturgique, Ô Pelicanum, compare le Christ au pélican nourrissant de ses propres entrailles ses rejetons affamés. Jésus = pélican. Troisième animal. Et nourriture de « surcroît ». Le Christ se donne à manger. N’est-il pas né dans une mangeoire ? Alors, un poulet, produit de grande consommation, élevé pour être abattu et nous servir de repas, pourquoi pas ?

Dans le symbole du poulet crucifié rien de moins que toute la théologie chrétienne de la souffrance salvatrice : immolation et consommation divines.

Que les chrétiens apprennent au moins à lire les mystères abrupts de leur foi ! À moins de fuir, comme le grand écrivain Goethe, la vérité divine du sacrifice de Jésus en déclarant : « Ce funeste arbre de crucifixion, qui est bien la chose la plus déplaisante sous le soleil, aucun homme raisonnable ne devrait travailler à le déterrer et à le dresser. » (Goethe, Lettre à son ami Zelter, 9 juin 1831). Quel drôle de chrétien que ce célèbre écrivain chrétien ? Mais il était non pas exactement chrétien, mais Rose-Croix. Rose-Croix ? Une rose au centre de la croix. Ou comment parfumer un peu cet odieux sacrifice. Ou comment mettre un peu de douceur au cœur du « bois dur » (Goethe, ibidem). Autant dire que placer la rose au centre de la croix c’est faire disparaître le corps du Crucifié. C’est passer sous silence son sacrifice. Or, chez les gnostiques, la rose symbolise le silence. Le sacrifice du Christ passé sous silence ! Non, le Christ en croix continue de hurler de souffrance. Pas de vie terrestre sans souffrance salvatrice. Nier la souffrance reviendrait à nier l’expérience humaine. Merci à Jef Benech’ de nous avoir renvoyés à notre foi.

 

Damien Saurel (CDI La Providence, mai 2007)

 

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Jef Benech’, Poulet crucifié

 

« Un poulet, produit de grande consommation, élevé pour être abattu et nous servir de repas, pourquoi pas ? », disais-je dans la lettre. Ce qui est inacceptable, cependant, et qui constitue au quotidien un véritable blasphème contre la nature, c’est la façon dont nous traitons aujourd’hui industriellement les gallinacés, exploitant leur chair torturée en batterie, bourrée d’antibiotiques, soumise aux artifices d’une lumière défiant le sommeil, privée de mouvement, enchaînée à la ponte ; ponte qui a lieu sur les cadavres en putréfaction des poules précédentes, car on ne prends pas même soin pour maintenir le rendement de nettoyer les emplacements du supplice ! D’où vient cette inhumanité vis à vis de l’animal ? Que révèle-t-elle, en vérité ? Que nous sommes des nazis pour les poules ! Ce que confirme le fait terrible suivant : Himmler, l’artisan de la Solution finale, fut, avant de s’en prendre aux humains, un des pionniers en Allemagne de l’introduction de l’élevage en batterie ! Et cela ne vous fait pas frémir ? Moi, si. Et de réclamer la fin de toute cette industrie agro-alimentaire, sadique empoisonneuse de notre rapport à la nature… Entendez encore ce que nous raconte l’écrivain Denis Grozdanovitch dans un entretien accordé en février dernier au Figaro littéraire : « Le Figaro. — Parlez-nous du personnage qui vous a initié à l’intelligence des simples d’esprit. Denis Grozdanovitch. — Mon cousin Valentin, avec lequel je passais mes vacances à la campagne, était un simple, avec une grosse tête et un sourire ravi. Au contraire de ses frères fascinés par les nouvelles machines agricoles, il était attiré par les bois, les champs, les bêtes. Il n’avait pas son pareil pour détecter des coins de pêche, comme s’il était relié par un fil magnétique aux poissons. Il savait dénicher les chevreuils et les renards, apprivoiser des hérissons et des couleuvres. Une nuit, il m’avait entraîné dehors pour écouter l’époustouflant dithyrambe des grenouilles qu’il écoutait avec une attention extrême comme s’il y percevait une harmonie secrète. Ce soir-là, il me dit soudain en regardant la Lune parvenue à son zénith : « C’est en chantant comme ça qu’elles la font monter là-haut. » […] Le Figaro. — Qu’est devenu Valentin ? Denis Grozdanovitch. — Lorsque ses frères ont installé dans la ferme un élevage en batterie, il est devenu fou et agressif. Il a été placé à l’hôpital psychiatrique et en est mort rapidement. » (L’entretien se termine sur ces mots ; propos recueillis par Astrid de Larminat pour Le Figaro littéraire du 2 février 2017).

 

Bon, bon, ce coup-ci, vous allez dire que je m’égare vraiment. Mais non, j’ose insister pour dire que cet inventaire n’aurait pas déplu à notre ami poète. Du Poulet crucifié de Jef Benech’ au « dindon de la mort » de Jacques Prévert, il n’y a qu’un pas, ou plutôt qu’une patte… cassée. Et j’en viens pour finir au point qui fera pont entre le volatile tueur du cortège de Paroles et Hypallage Editions. Ce qui me permettra concomitamment d’aborder la question des collages de l’artiste, dont votre livre parle avec précision au chapitre intitulé : Avec des ciseaux et de la colle.

 

Non seulement Prévert a pratiqué l’art du collage, avec colle et ciseaux, mais aussi celui de la figure stylistique appelée hypallage. Or, l’hypallage n’est autre qu’une forme syntaxique de collage : des syntagmes sont découpés de leur positionnement normatif pour être déplacés et collés ailleurs dans la phrase. D’ailleurs, le poète est connu pour en avoir laissé à la postérité un des exemples parmi les plus célèbres et les plus souvent cités :

 

« Un hussard de la farce avec un dindon de la mort » (Jacques Prévert, Cortège in Paroles).

 

Du reste, le poème concerné fourmille d’hypallages plus ou moins heureuses et incongrues : c’est un exubérant cortège de déplacements baroques et cocasses qui s’avance là cahin-caha. Tous ses membres ont été échangés (le mot hypalagé signifiant en grec ancien « échange »), redistribués pour créer un effet désopilant de contrepoint stimulant.

 

Renversant la proposition, suivant l’exemple de Prévert, je dirai avec Hypallage Editions, qui aurait dû s’appeler normalement Editions Hypallage, que le collage n’est autre qu’une hypallage picturale ! Ce que constatait déjà, avec finesse, notre colleur impénitent, lorsqu’il disait : « Et plus tard, moi, j’ai fait des collages, comme ça, c’est-à-dire qu’avec des ciseaux et de la colle on peut faire des images analogues – ou pas pareils, ce qui revient au même – comme les images dites littéraires, des métaphores, des associations de mots… » (Entretien de Jacques Prévert avec Pierre Dumayet, TF1, 01/01/1970). Je tire cette référence de votre livre, très bien renseigné.

 

Cependant, ce n’est pas dans son recueil Paroles, mais dans Fatras que Prévert conjuguera ensemble poésie et collages picturaux. « Ce qui frappe d’emblée à la lecture de Fatras, c’est la parfaite symbiose entre le verbe et les collages. » (ce sont vos propres mots, Chère Carole Aurouet, in Jacques Prévert, une vie). Le rendu en est même stupéfiant ! et extrêmement efficace quant à la portée du propos : « Les regroupements qu’il opère ne sont pas le fruit d’un pur hasard. Dans ses collages, Prévert déstructure le réel pour recomposer une image hybride à la pertinence propre. Ces derniers relèvent plus de la subversion que du réagencement, car il désarticule pour créer la confusion et discréditer. Son entreprise de dénudation – Prévert se sert d’ailleurs souvent de viscères issus de planches anatomiques – n’entend pas proposer une autre réalité immuable, mais invite à la remise en question et incite à repenser le monde tel qu’il est. L’image fragmentée revêt, une fois reconstituée, une visée satirique. Elle s’attaque avec humour à la religion, dénonce la condition de la femme, celle des opprimés, le pouvoir des politiques, etc. Autant dire les thèmes favoris de Prévert. » (toujours vous, Ibid.).

 

Il n’est pas anecdotique de déclarer ici que la plupart des collages du poète ont une dimension blasphématoire opératoire efficace et assez obsessionnelle. À ce sujet, puis-je vous demander de me dire ce que vous pensez du rapport de Jacques Prévert à la religion, cette « transe sans danse » comme il la nomme ? Je crois savoir que l’homme était doué d’un esprit exceptionnellement libre et d’une parole sans entraves. Toutefois, toute foi, ou son rejet, trouve son prétexte dans un rapport profond de l’être à la vie, dans une séquence intime plus ou moins enfouie dans un passé révélateur. Qu’en a-t-il été chez le jeune Prévert à votre avis ?

 

Mais je m’égare peut-être, cette fois-ci, en devenant trop sérieux, là où le poète fut toujours rieur et heureux en trouvailles langagières et imagières ingénieuses. L’homme sait rester ludique, profondément ludique. En voici la preuve : devant sa propre définition du dé-collage, nous recollons immédiatement à son humour dévastateur :

 

« Décollage : image d’un avion arraché de l’image d’un aéroport (ou aérodrame s’il s’écrase sur le sol). Image réconfortante s’il s’agit d’un bombardier. » (Prévert, in Imaginaires).

 

Jusque dans la provocation macabre, le poète reste un poète : c’est-à-dire, dans son cas, un personnage qui retoque les méchants avec de méchantes manipulations de maux/mots ; manipulations dans lesquelles nous retrouvons le morbide avec le « dindon de la mort » et le grotesque avec la moquerie antimilitariste du «hussard de la farce ». Et mon propos, une fois de plus redécoupé et déplacé, du collage à la poésie ce coup-ci, retombe sur ses pieds, ses pattes... brisées ! Un « dindon de la mort », quelle « farce » !

 

Mais les images farcies d’impertinence pratiquées par Prévert – je ne peux m’empêcher d’y revenir –, sont-elles aussi innocentes qu’on nous les vend couramment ? Au sujet des collages du poète, vous nous donnez à découvrir, en contrepartie, le commentaire que ces images triturées inspiraient à Roland Topor :

 

« Quand les enfants sont sages on leur donne des images. Quand les enfants sont sages on dit qu’ils sont sages comme des images. D’ailleurs les images dont il s’agit sont bien sages, elles aussi. Images soigneusement choisies pour ne pas leur donner de mauvaises idées, images polies, jolies sans folie, images bénies oui-oui. Prévert Jacques n’est pas un enfant sage, pourtant il n’a jamais manqué d’images. Il en avait tant qu’il les distribuait à tous les mauvais écoliers pour les récompenser d’être indisciplinés. Des images soigneusement choisies pour leur donner des tas d’idées, des tas d’envies. Envie de rire et de baiser, d’aimer, de jurer et de rigoler, de grincer, de se révolter et de déconner. » (in Prévert, Sacré collage !, 1995).

 

La citation de Topor est tirée de votre livre, disais-je ; voici la mienne, maintenant, extraite, découpée d’un article du journal Le Monde (nous ne sommes plus à un montage de pièces de collage près, dites donc) :

 

« Roland Topor, touche-à-tout génial et provocateur, dessinateur, écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de télévision, a décidé en avril 1997 d’aller rire ailleurs. Dans un autre monde, qu’il avait déjà beaucoup fréquenté de son vivant. Alors Jean-Michel Ribes monte sur le petit vélo de la mémoire et se souvient. « Lors de ce premier dîner, il m’a fait d’abord une impression terrifiante. Il m’a demandé : « Tu vas bien, toi ? Parce que moi, j’ai du pus dans le cerveau ». Et il a éclaté de rire, rire dans lequel je me suis tout de suite reconnu : c’est celui du dieu Pan, le grand rire de la panique. Un rire qui à la fois protège de tout et en même temps est une douleur criée… » (Fabienne Darge, in Le Monde, 1er mars 2008).

 

Mais pour faire mentir le sinistre Topor, et pour rendre Prévert aux enfants, permettez-moi de conclure avec un poème de Krystyna Umiastowska qui rend hommage au poète ami de l’imaginaire enfantin :

 

Regard fugitif

 

Brillant regard fugace

D’une petite fille

En cet instant de grâce

Où ses yeux d’azur brillent.

 

Oubliant son assiette,

Effleurée par les vers

Que lui chante Prévert,

Sous l’archet du poète,

Son âme soudain vibre.

 

Quand s’éveille la fibre

Les mots tombent faciles

Sur le terreau fertile

D’un petit cœur tout neuf.

 

Tant d’âmes de poètes

Étoufferont dans l’œuf.

Ne laissons pas muette

La flamme qui anime

Ces êtres encore nets

Taillés pour le sublime.

 

Offrons-leur le trésor

D’une langue affinée,

Afin que brille l’or

D’un regard élevé,

Niché sur le velours

D’un bel écrin de mots

En un monde si lourd

Et qui courbe le dos.

 

Sur ces vers tout à la fois charmants et militants, je prends congés, vous saluant ainsi que votre admirable travail de biographe et de bibliographe.

 

Avec mon admiration pour votre art de la synthèse poétique,

 

Damien Saurel

 

PS : Un aveu : je ne suis parvenu à rédiger cette lettre sur le collage comme hypallage picturale qu’en ayant recours au copier/coller d’un traitement de texte ! J’aurais été dans la pratique même de l’écriture (avec le support informatique) fidèle au principe de découpage et de repositionnement de blocs de mots préconisé par notre hasardeux et hypallagien « hussard de la farce ».

 

 

© Hypallage Editions – 2017

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