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OUVERTES À

LETTRES

Que d'heureux Bon en hyperliens !

Lettre ouverte à François Bon

 

 

 

… Bon ! François, je te le dis de suite, je ne vais pas me mettre à te vouvoyer, pas possible de te parler comme ça, avec les « vous » les « ez » de circonstances, non pas possible alors que je t’ai tant lu, tant regardé ici ou là, en particulier ta chaîne YouTube, service presse notamment, toujours excellent, commencé il y a de cela un an, non ? Attends, je vérifie la date, alt + tab, deux clics, hop, voilà : un an, un peu moins, alors bon, François, j’avoue ne pas te connaître depuis aussi longtemps que je le voudrais, mais ça fait quoi ? Trois ans que je lis du François Bon, que j’ai découvert ta prose et, aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas par le web que j’ai rencontré le François Bon textuel (j’invente rien, j’apprends rien à personne, toujours différencier la personne de l’auteur, un des plus grands enseignements que nous ont porté, je cite l’avalanche de noms chronologiquement désordonnée, Proust, Valéry, Mallarmé, Péguy…).

 

… Tes textes, c’est Jean Echenoz qui en fut la porte d’entrée : étagère d’une bibliothèque universitaire, j’étais tombé sur un de tes livres favoris, un poche, Cherokee, un fil dans la maille de Minuit, un fil que je tirais pour arriver, de poche en poche, jusqu’à Sortie d’Usine, cette claque langagière, cette précision, concision des mots ; le corps – dans tes mots même sentir cet engagement du corps –, et le transpalette, la palette, leur évocation, j’en avais jamais utilisé de ces outils lors ma lecture première, au moment de les voir pour de vrai ces deux trucs, c’était un été, coin paumé de Provence, cet entrepôt, les rayons cognaient dur, je les avais sous les yeux : « Le nom de ces chariots, voyez-vous, c’est transpalette. », et tout l’entrepôt, il était tapissé de « carré(s) de planches, enfin ces deux carrés séparés par des tasseaux. On en trouve pour sûr dans toute industrie, c’est normalisé », des palettes. Et puis moi, tout penaud, ton texte qui s’épaississait en ma mémoire : « l’intérêt du système [du transpalette] c’est que, si lourd ou tarabiscoté que ce soit, le fenwick, il vous prend ça d’un coup, y a qu’à enfourcher entre les tasseaux, et ça s’empile tout, pour le stockage. » (François Bon, Sortie d’Usine, p. 42). Y a pas à dire, François, ton texte c’était mon manuel, c’est que j’avais mis dans mon CV : « maîtrise le transpalette » !

 

… Et puis, Sortie d’usine c’est aussi cette langue qui vous prend à bras le corps, en tout sens tout l’engagement du corps, rude et rêche cette ponctuation ; aussi, j’évoque le corps, et j’évoque même pas tes Fictions du corps (publiées chez L’Atelier contemporain), autre texte majeur, accompagné par les illustrations, sublimes, de Frédérique Cognée. Fiction du corps, c’est aussi un objet, ce livre, car il y a aussi chez toi, François, cette totalité, pionnier de la littérature web, mais gardant le souci de l’objet livre. Oh ! ça me renvoie à un autre de tes livres : Autobiographie des objets que, je le confesse, j’ai téléchargés illégalement, sites de partage… C’est par ailleurs une manière bien commode d’évaluer le succès d’un livre, qu’il se retrouve ainsi en téléchargement libre… Bon, je sens tes sourcils se froncer, tes lunettes toutes cerclées de chrome riper ; je m’absous depuis, comme je peux, Autobiographie des objets, je l’offre systématiquement : j’ai, chez moi, quelques exemplaires, édition poche (car les finances d’un étudiant, étranger de surcroît, étant, comme tu le devines, minimes, pas les moyens pour les belles couvertures, immaculées et salissantes, de Minuit), que j’offre pour ceux qui ne te connaissent pas, ou ceux qui n’ont pas encore suivi les courants de ta prose.

 

… J’en viens au fait de cette lettre : bon, je trouve déjà qu’il est intéressant, je n’ose utiliser l’adverbe, sociologiquement, que ça soit toi qui te penches parmi les premiers sur le web ; je n’égrènerai pas tes aventures numériques successives, il y a un site, excellent au demeurant, qui retrace tout ça : tierslivre. Je crois qu’avec ton parcours, cette bifurcation depuis le soudage par faisceaux d’électrons, cet instantané du côté de Paris 8 (qui est ma faculté aujourd’hui), pour publier ensuite chez Minuit et pas n’importe quel Minuit, celui de Lindon, tu étais dans une position singulière qui te permettait de porter de ces regards nouveaux sur la littérature, pas d’académisme, pas de mépris pour les voies nouvelles : cette formation d’ingénieur, sensibilité à la technologie – ce ne sont là que des hypothèses un peu simplettes –, mais je crois que c’est surtout cette confiance en un à venir littéraire certain ; tu n’es pas de ces eschatologistes littéraires qui nous escagassent avec une soi-disant mort de la littérature… Non, t’es bien placé, toi qui bosses en ce moment sur Lovecraft, pour savoir que les écrivains, de leur vivant, sont pas toujours brossés dans le sens du poil par leurs contemporains, c’est que « la non-compréhension (…) est la rançon de toute création… » (Émile Beneveniste).

 

… Je ne serais aussi catégorique, je rajouterai : « … est parfois la rançon… ». Tu es l’illustration parfaite de ces exceptions (de même qu’un Echenoz ou d’un Pierre Michon), mais par comparaison à ces auteurs cités, toi, tu as cette présence, massive, en ligne, ainsi accompagnes-tu tes lecteurs dans la saisie de ton travail… ou alors tu considères ce travail en ligne comme une œuvre tout autre ?

 

… J’ai un souvenir assez vif, visionnant une de tes vidéos sur YouTube, ce sentiment qui émergeait, semblable à celui du narrateur de la Recherche découvrant la personne Bergotte, cette analogie de se mettre en place entre la voix et l’écriture de Bergotte : « Dans certains passages de la conversation où Bergotte avait l’habitude de se mettre à parler (…), j’ai été long à découvrir une exacte correspondance avec les parties de ses livres où sa forme devenait si poétique et musicale. » (À l’ombre des jeunes filles en fleur, Marcel Proust).

 

… C’était un peu ça, pour moi, François, de te voir ainsi, sur tes vidéos, avec tes mouvements, avec tes lectures où l’on voit comment le corps est engagé, avec tes intonations, ce souffle, ce rythme... et d’un coup j’en viens à cette question, suite à ta présence sur le web, à ces vidéos, à ces billets publiés sur le web, à la manière dont tu retraces la genèse de tes œuvres : comment situes-tu aujourd’hui le rapport auteur/lecteur ? Sans parler de résurgence de l’auteur, existe-t-il en toi cette peur que le François Bon, la personne, ne recouvre le François Bon textuel ? qu’il n’en altère la réception en quelque sorte ? un peu l’angoisse de Beckett refusant les entrevues, répondant systématiquement : « Tout ce que j’avais à dire, je l’ai dit dans mon œuvre » (Samuel Beckett)…

 

… Ou alors, concernant ce François Bon, celui du tierslivre et de la chaîne YouTube, serait-il par ailleurs plus judicieux d’opérer une scission encore entre ces deux-là, ou pourrions-nous les recouper sous l’humanisme numérique tel qu’il est défini par Milad Doueihi : « Résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent » (Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, Paris, 2008) ? Ce troisième François Bon, existe-t-il un risque qu’il n’altère la réception de tes œuvres, déjà parues, ou à venir ?

 

Ahmed Slama

(Auteur chez Hypallage avec ses Remembrances)

 

Réponse à la réponse de François Bon.

 

 

© Hypallage Editions – 2017

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