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OUVERTES À

LETTRES

Marcion & Cie

Lettre ouverte à François Bousquet

 

 

 

Nous nous sommes rencontrés il y a près d’un quart de siècle, maintenant. Fruit du hasard, de la Providence ou des aléas administratifs, c’était au service militaire, du temps où il existait encore, gage de mixité et de cohésion sociales. Nous étions de la 92/12 au 2e RD ; des termes passés à la trappe de l’histoire républicaine, avec les effets que l’on sait sur la citoyenneté contemporaine.

 

Certes, le service militaire n’était qu’un maillon dans la constitution... du lien républicain, mais cela en constituait concrètement un, identifiable, rituel et… quasi initiatique. Il fallait chasser le tank ennemi là où l’aborigène affronte l’épreuve de la proie devenue chasseur. Nous avions nos fétiches et totems régimentaires, dont la « quille » célébrait au seuil d’une nouvelle vie l’essor final. Les Primitifs, sur ce chapitre, sont plus « cohérents » que nous, depuis que dans nos sociétés évoluées fut entériné l’abandon de tout rite de passage. Ah, si, il reste encore la coquille vide du Bac à lauréats automatiques…

 

Nous étions donc du 2e RD de la 92/12, rappelais-je, et notre Lieutenant, un « appelé » lui aussi, était paysan et fils de paysans, ce qui t’avait édifié, t’en souviens-tu ? Il ignorait certainement qu’il commandait à de « gros intellos » en puissance…

 

Je glisse ici de la nostalgie pioupiesque au combat moral et politique au sein de la cité républicaine en ruine… Autant nous faisions corps à l’armée, autant nos positions intellectuelles dans leur exposition publique me sont apparues facteur de fractures idéologiques irréconciliables dès lors que nous fûmes rendus à la vie civile.

 

La question sera… simple : sommes-nous de droite ?

 

Pour ta part, tu appartiens au mouvement d’idées que l’on nomme La Nouvelle droite ; tu es rédacteur en chef adjoint de la revue Éléments, qu’anime aussi Alain de Benoist ; tu fais (ou as fait) parti du GRECE, etc.

 

De mon côté, je milite nulle part : Hypallage Editions refuse tout ancrage politique qui se ferait aux dépens de la réception des idées, d’où qu’elles viennent ; du reste, la vocation d’Hypallage n’est pas politique, mais littéraire, même si l’on peut reconnaître à la grande littérature un impact politique en seconde intention. Je pense à Houellebecq et à son livre Soumission, par exemple.

 

De ce point de vue, observons les noms, les œuvres, de ceux dont tu me recommandas à l’armée la lecture, ainsi que du temps de ta gérance des éditions L’Âge d’Homme. Tu m’as fait découvrir L’Histoire du Méchant dieu de Pierre Gripari et Sont les oiseaux… de Jean-Claude Albert-Weil, rien de moins. Pour tout te dire, je trouve Gripari et Albert-Weil plus pervers et blasphémateurs que Sade, Chessex et Duvert réunis ! Et le mot clef dans tout cela, si l’on passe sous silence leur lancinante pédophilie, c’est le nom de Marcion.

 

François, dans ton dernier pamphlet à charges contre Michel Foucault, tu lâches un mot étrange, rare et dense de sens. Je te cite :

 

« On a l’impression qu’un Dieu uniformément mauvais préside aux destinées de cet univers. C’est la vision d’un Marcion […] dépeignant l’Ancien Testament sous les traits d’une immense cité carcérale » (François Bousquet, « Putain » de saint Foucault : archéologie d’un fétiche, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2015, p.40).

 

Et page 55 : « apparaissant comme le dieu mauvais d’une création négative (Marcion) » (Ibid.)

 

J’ai été très surpris de lire ce nom (dénoncé) sous ta plume, car Gripari et Albert-Weil sont des marcionites accomplis ! eux, dans le sillage desquels tu (sur-)nages. N’as-tu pas publié un livre d’entretiens avec J-C. A-W (tiens, on croirait lire Jésus-Christ l’Alpha et l’Oméga !) ? Attention à la noyade spirituelle en de pareilles eaux… apprenti Pharaon. Moïse te guette au passage… avec la Loi Gayssot !

 

Ton essai, acerbe, mais juste, sur Michel Foucault, je n’en conteste (hormis la question du marcionisme) ni la matière ni la manière, laissant toutefois le soin à mon collègue, Jean Durtal, d’en faire une savante recension, ne pouvant être, honnêtement, juge et partie, la 92/12 du 2e RD m’obligeant à une bienveillance subjective par trop indulgente ou louangeuse à ton égard.

 

Cependant, le nom de Marcion, et le qualificatif de marcionisme, me paraissent dans le cas de Foucault hors contexte, car « notre » homme était athée et se foutait royalement, en somme (théologique) ou en détail (au quotidien), de sauver ce qu’il y aurait eu de bon dans les Évangiles… Question vocabulaire, Marcion eut écrit l’Évangile (au singulier) et non les Évangiles… car il avait imposé « son » canon néo-testamentaire, scindant en deux, ô maléfice, la Bible, et ce pour longtemps… rejetant aux ténèbres de l’AT tout ce qui lui était apparu déplaisant, purgeant également les logions évangéliques et les lettres pauliniennes de leurs troublantes scories. Impudique et puritain caviardage tout-en-un ! Il est à noter que l’Islam est marcionite, du reste, lorsqu’il accuse chrétiens et juifs d’avoir dénaturé leurs écritures et qu’il pratique lui-même un « coran alternatif » entre versets abrogés et abrogeants.

 

Sa définition originelle donnée, le marcionisme, aujourd’hui, n’est pas une tare de gauche, mais un péché de la droite, et particulièrement de la Nouvelle droite. De plus, il existe un lien, non pas ténu, mais coextensif, entre le marcionisme et le paganisme. Leurs visions du divin refusent d’affronter la question du Mal. Les adeptes néo-païens des dieux antiques réclament le retour des « idoles du Bien » et le rejet du Dieu qui les écarta « méchamment » en la Personne de Son fils pour nous jeter dans une culpabilité débilitante, responsable de notre décadence actuelle.

 

« Je croyais qu’on avait entendu planer une grande voix au-dessus de la Méditerranée, et que cette voix mystérieuse, qui roulait depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages asiatiques, avait dit au vieux monde : LE DIEU PAN EST MORT ! » (Charles Baudelaire, L’École païenne).

 

La volonté chez des gens comme Alain de Benoist de « ressusciter » le fond européen du paganisme est évidente. Pour un amateur de Baudelaire, il est tout de même incroyable qu’il n’ait point lu L’École païenne, ou, l’ayant lue, n’ait point retiré l’essence du message :

 

« Il s’est passé dans l’année qui vient de s’écouler un fait considérable. Je ne dis pas qu’il soit le plus important, mais il est des plus importants, ou plutôt l’un des plus symptomatiques.

Dans un banquet commémoratif de la révolution de Février [1848], un toast a été porté au dieu Pan, oui, au dieu Pan, par un de ces jeunes gens qu’on peut qualifier d’instruits et d’intelligents.

— Mais, lui disai-je, qu’est-ce que le dieu Pan a de commun avec la révolution ?

— Comment donc ? répond-il, mais c’est le dieu Pan qui fait la révolution. Il est la révolution.

[…]

— Eh quoi, lui dis-je, seriez-vous donc païen ?

— Mais oui, sans doute ; ignorez-vous que le Paganisme bien compris, bien entendu, peut seul sauver le monde ? Il faut revenir aux vraies doctrines, obscurcies un instant par l’infâme Galiléen.

[...]

— Que le diable vous emporte ! » (Ibid.)

 

Chez les épigones de la Nouvelle droite, c’est le christianisme que l’on attaque surtout par là, quand on revendique le « vitalisme » antique. Il est bien tard, aujourd’hui, pour la revue Éléments de se soucier des dégâts produits en occident par l’abandon des pratiques évangéliques... Entre Rome et Jérusalem, il faut trier : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ; entre Athènes et Jérusalem, il faut choisir ! Rappelle-toi, dans les Actes, comment les sages de l’Aréopage ont congédié l’apôtre Paul au moment où il leur parla de résurrection de la chair.

 

Mais je suppute qu’à Éléments tu es, Cher François, l’élément culturellement le plus chrétien… En espérant pour toi que la ligne éditoriale de la revue, de marcionite et païenne en esprit, ne se fasse pas dioclétienne à la lettre en te faisant savoir d’aller te faire voir, ironie du sort, chez les Grecs, je te salue fraternellement !

 

Dragon de première classe Saurel

 

PS : je ne suis donc pas, quant à moi, de droite (pas plus de la Nouvelle que de celle se réclamant de l’Ancien Régime), et certainement pas, surtout pas, marcionite. Au diable Gripari, Albert-Weil, le GRECE et la Grèce ! Ne m’en veux pas : Dante n’a-t-il pas placé dans son Enfer Socrate, Platon et Aristote ? Et pourquoi, à ton avis, un aussi extraordinaire et épouvantable ostracisme ? Saint Paul nous rappelle que Dieu a frappé de démence la Sagesse des sages. Foucault n’est peut-être pas aussi loin que ça de la sainteté, au fond, avec son apologie de la folie ? Il me paraît, en tout cas, plus proche de la Révélation que les philosophes de la rationalité.

 

 

© Hypallage Editions – 2016

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