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OUVERTES À

LETTRES

De l’obscénité [métaphysique] de la pureté

Lettre ouverte à Maxence Caron

 

 

Ô despotique insolent !

 

La lecture de votre lettre ouverte aux Alceste de tout poil retranchés en leurs antres d’ours aux pelages de tiques m’a blessée en mon intimité, en mon identité charnelle, car je suis femme avant tout. Ainsi l’éloge tournera-t-il au drame…

 

J’avais d’abord envisagé de qualifier votre prose unique d’exercice génial de la pensée humaine, mais le long poème misogyne en alexandrins glissé dans votre livre m’en aura écœurée. Toutefois, afin que le lecteur sache de quelle trempe littéraire votre ligne mélodique est sortie forgée, je vais ici faire l’effort de lui rendre justice… formellement.

 

Votre phrase est corrosive, coruscante et baroque. Elle tient du vertige dans son ampleur claudélienne et dans son fracas dada de l’ébranlement intellectuel. Le mot rare, pour peu que j’ai pu en juger selon le spectre de mon vocabulaire restreint, m’est toujours apparu, dès lors que je l’eusse compris, juste en sa définition, tant par son placement judicieux parmi les syntagmes que par son déploiement sémantique d’envergure. Vos choix de mots rares, loin d’alourdir la phrase de leurs sonorités peu communes, quoiqu’admises par les dictionnaires les plus rigoureux, donnent un relief en pinacles à l’édifice de la pensée. Ils agissent telles des clef-de-voûtes, au registre subtil et imposant desquelles se plient les diverses parties formant l’enceinte de la phrase. Votre syntaxe est moins construite autour de la virgule, flottante séparatrice d’incidentes, ni plus exclusivement sensible à la liaison adroite des conjonctions, que bâtie sur le substantif hors norme, que vous convoquez pour distribuer, à partir de ses puissants échos sonores et de sa violente hauteur étymologique, le jeu des propositions à établir. Votre phrase est une déferlante où des phares éblouissants pointent leurs amers vertigineux, aux pieds desquels le flot des propositions, tantôt chassées sèchement bâbord amure ou tribord chargé d’écume, est divisé prodigieusement et stoïquement réparti. Je mets au défi nos contemporains écrivains de reproduire pareil prodige stylistique et syntaxique de drague des mots et d’écluses furieuses. Ces « vases communicants », tout à coup, me ramènent sur la piste du ténébreux Breton, vigie du surréalisme à la syntaxe impeccable bien que déséquilibrée jusqu’à ses tout derniers termes qui en redressent in extremis l’ordonnance. Ce processus, mis en lumière par Julien Gracq, m’avait, dans un premier temps de ma lecture découverte de votre prose baroque, invitée à l’assimilation. De fait, vous dominez vos groupements de propositions dès le départ et il n’y a pas lieu, ici, d’énoncer que vous courriez le moindre risque de voir votre pensée rendue caduque par une approche syntaxique trop hardie. À moins que vous ayez repris nombre de vos phrases après jet, ce dont je ne vous crois point l’esclave, il me faut conclure que vous avez fait jaillir là, in petto, du neuf. Vos stucs dégoulinant des ors alchimiques de la poésie intrinsèque des mots brasilleront longtemps et funestement, tel un feu de phosphore sur Dresde, au fond des yeux jaloux et effarés de toute la clique littéraire française installée mais inquiète de voir sa médiocrité ébranlée et détrônées ses prétentions éhontées.

 

Voici pour la forme. J’aborde maintenant, méchamment touchée, la question du fond. Votre livre, comme la présente, est une lettre ouverte ; une lettre ouverte à Alceste, le charismatique Misanthrope de nos manuels scolaires. Vous lui reprochez d’être infidèle à sa tâche de contempteur de l’espèce humaine parce qu’il est amoureux, parce que sa haine de l’autre achoppe au contact du véritable mystère de l’autre, sis en son altérité la plus évidente et en sa complémentarité la moins équivoque, la femme. Alceste aime confusément néanmoins Célimène alors qu’il maudit le genre humain ! Et vous ne le lui pardonnez pas, vous qui haïssez la femme plus que la bêtise des hommes. Votre misogynie est sommitale dans son expression hideuse, et abyssale en son réquisitoire infernal. Quel nom avait donc celle qui, Hécate ou Succube, vous rendit si malveillant ? Quoi qu’il en fût, je vous demande cependant de réviser votre jugement, et de savoir rendre à la femme ce qui appartient à la femme et aux démons ce qui leur revient. J’admets que le tri implique de la nuance et du discernement, mais une fois celui-ci accompli, estimez qu’il sépare deux royaumes antagonistes. Nous reviendrons plus tard, si vous le permettez, sur votre confusion.

 

La seconde partie de votre lettre ouverte tient davantage du manuel d’apologétique catholique que de l’objet littéraire. Il est toujours triste de constater que dès que la défense de la foi est engagée, elle devient très vite didactique et perd de vue le souffle créateur. Vous convoquez à l’appui de votre démonstration, qui ne peut selon vous souffrir la contradiction, les deux sommets du génie catholique que sont pour vous Jean-Sébastien Bach et René de Chateaubriand.

 

Bach, je le croyais protestant ? Vous nous le découvrez, notes à l’appui, convaincu de la Présence réelle. Et je vous crois volontiers tant votre expertise en musicologie est impressionnante. Je vous donne ici quitus, car ce que je préfère dans la musique ce sont les silences… Pousserai-je la provocation fortissimo ? Si l’on me propose d’écouter du Bach, je choisis la fugue…

 

Quant à Chateaubriand, je suis encore plus dubitative… De l’exaltation romantique à la pratique politique des plus hautes fonctions, l’homme embrassa tous les rôles, des plus gratifiants aux plus prestigieux. Son orgueil le poussa en 1823 à se déclarer vainqueur là où l’Empereur avait échoué lamentablement dix ans plus tôt en Ibérie. Mais notre vaniteux ministre ne soutenait plus la France mais les Bourbons, rétablissant ce dégénéré de Fernando VII que Napoléon avait écarté. Concomitamment, l’écrivain nous entraînait en Amérique par l’esprit, nous décrivant, plus expert que Linné, la flore et la faune d’un continent qu’il ne visita jamais. Ah, le pouvoir fictionnel du moi démiurge ce n’est pas rien ! Toutefois, le mirage se dissipe lorsqu’il nous fait accroire qu’il parvint à faire jouir la superbement frigide Madame Récamier. Qui s’affiche ainsi triomphant sur tous les fronts se dévoile roué metteur en scène de son personnage. À mon humble avis, de Chateaubriand à BHL, il n’y a de distance essentielle que dans le style.

 

Mais laissons-là vos guest-stars catholiques en plan. Plongeons au cœur de la question théologique dont votre livre se débat si mal : celle du charnel.

 

Par beaucoup d’aspects votre christianisme est d’oubliettes. Trop souvent vos dévotions vont au Grand Inquisiteur quand elles paraissaient adressées à sa christique victime. Du reste, pour le peu que vous lui laissez d’être, votre Christ est aussi sécularisé que celui de nos édiles maçonniques : chez vous, le Christ est tout platonique, stratosphérique et théo-[an]cratique ; Christ dont vous ne retenez que la Beauté, avaricieusement captive en vos secrets musées. Pour votre divin hôte vous êtes moins tabernacle que reliquaire, mi canope, mi frigidaire. Ce Verbe que vous brandissez tant n’excite aucune chair. Avec d’aussi purs adeptes, comment, je vous le demande, le Verbe eût-il fait pour s’incarner en chrétienté ? Qui plus est, sans cette chair par vos soins ignobles tant décriée, comment ferions-nous pour nous reproduire et ouvrir le Ciel à de nouveaux candidats ? Seriez-vous un origéniste ogino ? Votre plume est turgescente mais elle emprunte à l’eunuque ses thématiques. Paradoxalement, votre sainteté culmine à Montségur !

 

Xarx ! Oui, je vous parle de cette chair éternelle, sel de la terre et du Royaume. La résurrection est ouverte à la chair la plus charnelle, à la viande, et non pas à l’esprit qui veut s’en extraire. Vos céphalées vous arrachent au contingent salvateur de ce corps qui vous échappe. Elles sont, et je puis vous en parler en connaisseuse, un gouffre métaphysique. Mauvaises conseillères et stimulatrices vicieuses, elles tendent à nous désaxer du Ciel par la haine des joies terrestres, et à accréditer nos âmes d’une supériorité toute manichéenne. Réinvestissez votre corps, Maxence, non plus par la tête mais par les pieds, et mettez-vous en marche en quête du véritable Eden…

 

Veuillez admettre avoir gagné, non point le combat contre la femme, mais l’inestimable hostilité de l’une d’entre elle. Car il y a bien plus à obtenir en s’abandonnant à la proximité du jugement d’autrui qu’à juger soi-même à distance autrui par le mépris. Le fer s’aiguise par le fer, l’homme au contact de la femme. Voyez par là tout le profit que votre katana pourrait tirer !

 

La femme fut donnée par Dieu à Adam… pour qu’il la molesta et l’insulta, pensez-vous ? Et c’est dogmatiquement que vous soutenez votre croisade contre la femme. Or, théologiquement, l’hostilité fut érigée entre Ève et le Serpent, et non entre elle et Adam.

 

Quel diable d’homme êtes-vous donc devenu, Maxence ?...

 

Alexandra Lampol-Tissot

(Membre du comité de lecture chez Hypallage Editions)

 

PS Nonobstant le différent qui nous distingue, merci pour avoir abattu le « Messire Schmitt » et sévèrement corrigé la « Zizi Despentes », deux calamiteux épuisants plumitifs que je peux, grâce à vos bons offices, biffer de ma liste d’exécutions sommaires.

 

 

© Hypallage Editions – 2015

 

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