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OUVERTES À

LETTRES

L’Éminence grise, ou la tristesse des sommets

Lettre ouverte à Teresa Cremisi

 

 

 

Chère consœur,

 

On a dit de Françoise Verny qu’elle était la « Papesse des Lettres » ; j’eusse plutôt dit qu’elle fut une ogresse, qu’elle dévora « davantage » les auteurs que leurs œuvres…

 

Vous-même, dix années durant, avez régné chez Flammarion, où vous fûtes le Pygmalion d’écrivains devenus majeurs dans le paysage des Lettres. Comme éminence grise de l’édition, vous vous êtes tenue, jusqu’à ce jour récent, loin du feu des rampes, et votre premier roman, La Triomphante, sorti le mois dernier, aurait tout aussi bien pu s’intituler La discrète. La quatrième de couverture vous qualifie simplement d’éditrice, sans plus de précisions. Il s’agit bien a priori d’un premier roman. Telle une débutante vous apparaissez… nimbée de cette aura primesautière magique d’auteure neuve et encore émue d’avoir été retenue pour être publiée… Mais vous êtes moins qu’une novice en littérature…

 

Qui êtes-vous, Teresa ?

 

Un Paulhan au féminin ? Une auteure, enfin ? Un agent double des Lettres ? Un aveu ? Un désir inassouvi d’écriture ? Un loup sous le masque ? Une éditrice masquée qu’indirectement on loue ? De quel côté vous tenez-vous ? Et quel bilan peut-on réellement vous imputer ?

 

Autant de questions auxquelles je chercherai une réponse à la lecture de votre premier roman (non pas d’éditrice, mais d’écrivaine), dont vous me permettrez ici une exégèse aux vertus apéritives explicites, car il s’agit d’un texte à clefs, en effet. Et si mes efforts s’avéraient vains, je vous prie de prendre le relais en m’éclairant d’une réponse.

 

Je viens d’achever la lecture de La Triomphante… dont je sors circonspect. Cela s’explique assez par la nature même du texte, plutôt récit autobiographique que fresque romanesque. Or, il y a chez vous… duplicité. Certes, le terme est dépréciatif dans son usage courant, mais, vous concernant, il prend un relief hautement stratégique : il s’agissait pour vous, dans le contexte complexe et risqué de l’aventure éditoriale française, de ne pas reproduire le désastre d’Actium ! Car vous êtes « notre » Cléopâtre, venue d’Alexandrie confirmer le prestige de la langue française qui est, malgré l’origine égyptienne de votre berceau, votre langue maternelle autoproclamée.

 

Comme vous nous le signalez, il y a trop de demi-imbéciles complètement nocifs et aucun patron qui ne soit un tyran, pour se laisser aller à des épanchements qui, par défaut de la moindre pitié chez vos interlocuteurs, vous eussent conduite aux plus graves catastrophes morales et physiques… Dans l’ordre préétabli des conflits de pouvoir, vous avez préféré l’esquive prudente et raisonnée à l’assaut frontal, souvent radical en son enjeu, bien qu’en sa formulation toutefois honnête. Mais lors d’une carrière, si l’on désire l’accomplir jusqu’aux sommets, il est d’évidence que les ego des puissants doivent être ménagés…

 

Je ne suis pas, vous l’aurez deviné à mon propos, de cette école…

 

Qu’aviez-vous à rechercher de la pyramide le sommet ? Ah, j’oubliais votre haute et atypique origine égyptienne… La plaisanterie n’en est cependant pas une, si l’on omet de dire que de Cléopâtre vous n’avez pas osé les frasques !... et quel dommage. Pourquoi avoir refoulé cette fougue si expressive, cet entrain vivifiant, cette graine de folie narrative en votre existence, cette construction littéraire de votre moi, qui pointe à travers certaines pages de La Triomphante ? Vous auriez dû attacher vos pas à une petite Maison d’édition indépendante et libre de ton, avec l’ambition de la développer, ou bien même, plus audacieusement encore, avec votre volonté acharnée en créer une de toute pièce.

 

Je conçois, cependant, que le stratège naval, en vous, ait voulu commander sous les plus prestigieux pavillons les plus belles flottes déjà constituées. Au départ d’Alexandrie, comme devait être glorieuse l’armada d’Antoine et de sa pharaonique maîtresse ! Mais au terme de l’« Actium », quel désastre... Octave, cloué au lit dans sa cabine tout au long de l’action par le mal de mer, récolta les lauriers d’un combat périlleux pour lequel il ne fit rien. Qu’agir en tout cela paraît bien vain, et, aujourd’hui comme hier, c’est sur un simple nom que se font (et se défont) les succès.

 

Les contenus ont fondu au profit des profils… et le catalogue des lettres s’est amenuisé comme peau de chagrin… Où sont, aujourd’hui, les grands auteurs ? Vous le savez, en fin de course, un regard jeté en arrière sur votre apparent fabuleux parcours, et vous l’avouez vous-même en termes sibyllins, la France a accouché, ces trente dernières années, de souris, que dis-je, de souriceaux. Et le navire imparable, héroïque et superbe que vous rêviez de barrer n’a gouverné que sur la « mare aux canards ». À quand la trépidante aventure de la haute mer, avec tous ses écueils, ses périls, ses victoires jamais acquises, à peine concevables, et permises, parfois seulement, aux plus hardis et humbles navigateurs à la foi conquérante ?

 

« Comme il est loin le temps où l’on pouvait baptiser sans états d’âme un navire d’un nom si héroïque, si claironnant, si chargé de certitudes. La France était forte, expansionniste, sûre de sa primauté. Au fond, c’est ce nom qui m’a séduite ; […] j’aurais […] aimé plus que tout embarquer à bord d’un navire français qui m’aurait assuré de triomphes à venir. La mer pouvait être méchante tant qu’elle le voulait, la solitude angoissante, les ports dangereux, les retours à Cherbourg décevants : cela n’avait aucune importance, le triomphe était écrit. J’ai vécu comme j’ai pu ; j’ai mieux que survécu ; j’ai eu de la chance. Mais il n’y a pas eu de Triomphante pour moi » (Teresa Cremisi, La Triomphante, Éditions Équateurs, 2015, p.185-186).

 

Quel aveu ! J’ose même « ajouter » que le point d’exclamation est en trop, l’amertume de l’échec l’excluant par sa tonalité déprimante. Quand l’éloquence est en berne, l’ouvrier typographe se doit de réajuster son jugement dans le corps même du métier et d’en bannir dorénavant les reliefs.

 

Auriez-vous pu, vous, Teresa Cremisi, nous sauver de cette platitude éditoriale ? Quelles étaient vos chances de survie à affronter la bêtise en face ? Y avait-il un risque plus grand à courir que celui de connaître l’échec pitoyable dont La Triomphante est l’amer constat ?

 

J’ai cherché dans votre livre un secret, l’ai trouvé, mais il est triste.

 

Avec mes condoléances,

 

Damien Saurel

(Président d’Hypallage Editions)

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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