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Déclamation d’intention

 

 

 

Les classiques de 1660 avaient raison, et Boileau, leur héraut, puissamment démontré la force du phrasé en français. Notre langue n’est pas conçue pour être modulée sur tous les tons, mais pour subir accélérations et replis dans son rythme interne. Le français ne vocalise pas, mais harmonise, il joue sur la longueur – langueurs ou vivacités –, des « liaisons », des « li-aisons », selon la « diction », selon la « dicti-on » requise, si la diérèse s’impose. C’est la décomposition de la partition que Jouvet avait amplement jugée utile de signaler à ses élèves tragédiens, et tout particulièrement à la dénommée Nadia, qui jouait trop spectaculairement Andromaque : « Je n’entends pas. Enlève ton émotion. Tu n’arrives pas à dire la tirade si tu mets de l’émotion. […] Ce qu’il faut que tu fasses, c’est dire le vers de façon qu’il soit juste. Si on entend bien le vers, si tu le dis bien, s’il est bien chanté, bien déclamé, c’est infiniment plus agréable que tout ce que tu pourras faire toi, Nadia. Ce n’est pas de la passion, la tragédie, c’est d’abord du vers. […] N’essaie pas de faire du dramatique, le dramatique est dans le texte, il n’est pas dans l’accent pathétique que tu mets » (Louis Jouvet, Leçons sur Andromaque, classe du 29 mai 1940).

 

Chose que Roland Barthes lui aussi constatait lors d’une représentation de Phèdre au théâtre de Chaillot, en 1958 :

 

« Maria Casarès a beaucoup risqué et beaucoup perdu dans la Phèdre du TNP […] jouant Phèdre comme si elle était personnellement concernée ; [alors que] Cuny [dans le rôle de Thésée] réussit l’épreuve décisive du théâtre racinien, qui est la « diction ». Cette réussite vient de deux démystifications : Cuny ne morcelle pas le sens, il ne chante pas l’alexandrin ; sa diction est définie par un être-là pur et simple de la parole » (Sur Racine, 1963).

 

Le sémiologue devait en déduire que « l’alexandrin classique épuise ouvertement toute la musique du langage, et c’est une indiscrétion que de lui ajouter une musique secrète, qui viendrait de l’acteur et non des données en quelque sorte scientifiques du vers. C’est parce que l’alexandrin est défini techniquement comme une fonction musicale qu’il n’y a pas à le dire musicalement ; il n’invite pas l’acteur à la musique, il lui en ôte au contraire la responsabilité. On peut dire à la limite que l’alexandrin dispense l’acteur d’avoir du talent » (Ibid.).

 

Damien Saurel, dans une tentative à notre goût réussie d’écriture tragique, explicite cet accord irréfragable entre la forme et le fond de la parole portée sur scène. Nous croyons savoir que, à la suite d’une lecture publique de sa première pièce, Athénaïs, sabotée par des acteurs rétifs au phrasé du français classique, le dramaturge a cru bon d’insérer dans le corps même de la tragédie suivante le mode d’emploi de la langue offerte-là à l’attention des spectateurs. Plus de dérobades possibles donc, ni pour le metteur en scène, ni pour les acteurs, car dans le texte est rappelé à voix haute, et non pas dans les seules didascalies (par principe tues ou subverties), la profession de foi de l’artiste en l’alexandrin. Le public devient alors témoin et juge de la diction des acteurs et de l’enjeu des mots prononcés :

 

« Julien :

C’est la dernière, enfin, de nos répétitions !

 

Louis Garneray :

Permettez que j’attire encor’ votre attention :

Dans les théâtres sont bien des choses permises

Mais je n’en retiendrais que peu pour vous admises…

Quand vous avez appris vos tirades par cœur,

Votre phrasé fut-il du jeu à la hauteur ?

Je ne crains pas que Pierre incarne une Angélique

Au cœur dénaturé, mais il faut qu’il s’applique

Pour rendre sa voix pure à son élocution.

Des syllabes il faut faire la distinction,

Nettement, lentement, mais sans excès du terme,

Rendant de chaque vers le rythme qu’il renferme.

De vos alexandrins, travaillez la diction,

Ne les déformez pas par l’ajout d’émotions,

Assurez les liaisons, respectez la cadence ;

À l’hémistiche à temps, prenez avec aisance,

À la moitié du vers, d’un souffle le repos.

D’intonations outrées chassez les oripeaux :

En son verbe l’enjeu par lui-même s’explique ;

Là, sur le sens des mots fondez votre supplique,

Avec application, sans exagération,

Plaçant en leur vertu la force de l’action...

Que ces bases posées soient pour vous fondatrices.

Pierre, écoute-moi bien : le texte est à l’actrice

Ce qu’est à Sébastien la flèche aiguë de l’arc,

Ce qu’à Racine doit la Marquise du Parc.

Au fil des mots du vers d’aucuns traits ne t’esquive,

Pour les bien prononcer reste sur le qui-vive !

Marquant une pause et pour conclure :

Pour des âmes capter le subtil mouvement,

Touchant à l’indicible en son surgissement,

Les mots valent mieux que nos sentiments lyriques.

De cette primauté, rendons grâce aux Classiques.

Et tous de s’incliner avec force révérences… »

(Damien Saurel, Les Raffalés).

 

… Et, surprise, Max Jacob le premier, humblement, alors que son art, tel un feu d’artifice de l’imagination, partait trop souvent bruyamment en scintillants bouquets finals, de s’incliner devant les Classiques. Nonobstant, selon Max Jacob, le classicisme français du XVIIe siècle est porteur des plus éclatantes vertus littéraires et chrétiennes ensemble embrassées ; à tel point que sa probité morale et stylistique devrait être le fondement de l’art de tout écrivain digne de ce nom. Et le poète du Cornet à dés d’énumérer, non pas au hasard de la fantaisie d’un improbable résultat aléatoire, mais dans la mesure étalonnée de leurs valeurs respectives et patentes, ses vertus :

 

« La force, le renoncement, l’obéissance, l’ordre, l’humilité, la pauvreté d’esprit, la sobriété, la chasteté, le respect sont à la fois les vertus esthétiques et les vertus chrétiennes. Le renoncement enlève les beautés du détail au profit des ensembles. L’obéissance, en donnant le respect des règles, donne du prix à ce qui s’en éloigne, et, ce faisant, affine le goût public. L’ordre, c’est la composition, la matrice du Beau absolu ; l’humilité ramène l’intelligence de l’écrivain à sa vérité, la pauvreté d’esprit c’est la simplicité sans quoi rien n’est beau, la sobriété c’est le dédain de l’ornement, la chasteté empêche l’égarement qui a pourri au moins deux siècles d’art, le respect c’est la connaissance de la valeur des mots, des sentiments, des hommes et la délicatesse dans l’emploi de ce qui est humain et de ce qui est l’art. Le zèle c’est l’application. » (Max Jacob, Art poétique).

 

Le théâtre classique permet de vérifier une règle admirable que « sous-entend » à l’écrit la langue française, mais qui doit grâce au dodécasyllabe apparaître à l’oreille. Cette écoute grammaticale du texte sera rendue évidente par la voix déclamant avec justesse. Ainsi certaines lettres, autrement muettes sur le papier, entrent-elles ici en fonction pour rendre les liaisons heureuses et significativement parlantes. Alors se joue à l’audition un double accord cognitif engageant de concert grammaire et vocabulaire :

 

« La langue française n’est supérieure à aucune autre, mais différente de toutes, par une originalité extra-ordinaire : elle est la seule au monde qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit. Et pour laquelle ce qui ne se prononce pas constitue une vérification sémantique permanente. Si je dis « ils entrent », je renvoie à l’écrit en prononçant le S (« IlZ’entrent »), et l’écrit précise indiscutablement qu’il s’agit bien du pluriel, avec « ENT » que je ne prononce pas : en français la grammaire écrite accompagne l’oral, offrant un sous-titrage constant, une précision imparable et incomparable, et par conséquent un idéal de l’interlocuteur et de la relation. Ainsi la langue française ne pratique-t-elle pas l’oral, mais ce qu’il faudrait appeler le parlécrit. Sa puissance et son exigence tiennent en ce phénomène élaboré à la Renaissance, la vérifiabilité par la grammaire, son vidimus, d’un terme latin (« nous avons vu »), par lequel commençaient jadis les attestations qui certifiaient la conformité d’un acte. C’est sur ce point qu’elle est la langue française. C’est par là qu’elle se fait entendre. » (Alain Borer, Fredaines et avaries, in la revue Le Un, n° 30, 29 oct. 2014).

 

« Entendre » : mot à entendre ici en ce sens où la compréhension s’attache à l’ouïe ! Au décompte des douze pieds nécessaires à chaque vers, la langue de la dramaturgie devient plus explicite. La « musicalité » de l’alexandrin soutient la lisibilité des mots en donnant à entendre les liens grammaticaux qui les unissent entre eux. Par le prodige de la vibration des sons articulés par les acteurs, nous devenons les témoins attentifs du passage du verbe à la parole, de l’écrit à l’oral, ainsi que des incessants va-et-vient de l’un à l’autre, en une circulation mentale permanente qui n’est autre que le miracle de « notre » langue, comme l’affirme Alain Borer, magistralement. Et seule, ici, la dramaturgie classique est apte à offrir en sa perfection sémantique aux spectateurs le miracle d’un passage réussi et plénier de l’écriture théâtrale à son incarnation sur scène à l’oral.

 

Le théâtre est en ce cas d’espèce irremplaçable. Et l’on peut, à bon droit, estimer que, pour un auteur qui se pense dramaturge, le verbe n’est pas incarné tant que la pièce n’est pas jouée.

 

 

© Hypallage Editions – 2015

 

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