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OUVERTES À

LETTRES

« La seule chose que j’ignore… »

Lettre ouverte à Jean d’Ormesson

 

 

Monsieur,

 

Le Comité de lecture des Editions Hypallage a pris connaissance de votre tapuscrit intitulé Guide des égarés. Ce titre me disait quelque chose, et je m’apprêtais à entamer une recherche dans mes souvenirs de lecture, mais vous prenez vous-même la peine dans votre texte de préciser qu’il n’est pas de vous, mais de Moïse Maïmodide, mystique juif du XIIe siècle. Il est dommage que l’auteur de l’ouvrage original ne soit pas là pour donner son avis, car je ne suis pas certaine qu’il aurait accepté de voir ainsi dénaturer son intitulé. Peut-être auriez-vous pu trouver un titre de votre cru, ou me demander de vous en trouver un. J’aurais ainsi proposé Guide des déboussolés par un paumé, ou bien encore Guide des aveugles par un borgne à l’usage des boiteux. Votre titre de 1995, Presque rien sur tout, titre qui pourrait résumer votre œuvre en général, aurait pu également être recyclé ici. Mais enfin, cela n’a pas grande importance, car, de toute manière, nous ne vous publierons pas, et je m’en vais vous expliquer pourquoi.

 

Il se trouve que vous noircissez 188 pages à nous expliquer que vous ne savez rien, ne comprenez rien à la vie, et vous demandez ce que vous f… sur terre. Ce qui est très étonnant étant donné que vous présentez votre ouvrage comme un guide de savoir-vivre, voire un guide de vie. Vous annoncez que votre livre a pour but de nous expliquer ce que nous faisons là, mais parvenus péniblement à la fin du texte nous n’avons toujours pas de réponse et, pire encore, nous vous admirons d’avoir, malgré le peu de sens que vous semblez trouver à la vie, réussi à vivre aussi longtemps « sur cette planète que l’on appelle la terre ». Je mets des guillemets, car la formule est de vous.

Vous tentez en effet de glisser dans votre ouvrage des formules marquantes, comme celle-ci : « Derrière les accidents de notre vie de chaque jour qui suffisent à nous occuper, les motifs et le sens de notre passage sur cette planète que nous appelons la Terre nous restent très obscurs. » Pourquoi cet effet de style consistant à préciser que nous appelons notre planète la Terre, comme si cela aurait changé quelque chose à votre phrase si elle s’était appelée Tobrak, par exemple ? Mais je ne vous ferai  d’ailleurs pas l’affront de détailler votre style, car l’écrivain et critique littéraire Romaric Sangars l’a fort bien fait, et bien mieux que je ne le ferais moi-même, dans son excellent pamphlet publié aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux : Suffirait-il de gifler Jean d’Ormesson pour rectifier un peu la gueule de la littérature française ?

 

 Vous essayez de dire beaucoup de choses dans votre ouvrage, comme un sage le ferait, parvenu à la fin de sa vie, et livrant à la postérité ses maximes et réflexions. Tiens, un autre titre aurait pu être Ainsi parlait Jean d’O. Le problème, c’est que tout a déjà été dit, de façon beaucoup plus pertinente et surtout argumentée, par un certain Socrate qui, ayant, lui, le sens de la formule, a résumé cela en une phrase : « La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien. » Mais il me semble que pour vous ce serait plutôt : « La seule chose que j’ignore, c’est que je ne sais rien. »

Quant à vos diverses considérations physico-philosophiques qui parviennent à occuper sept chapitres, elles ne sont pas sans rappeler dans l’intention Descartes, dont le Discours, bien que tronqué par la postérité de toutes ses références à saint Thomas d’Aquin (ce qui rend cette version revisitée parfois un brin défaillante et simpliste) reste cependant à la fois plus scientifique et plus philosophique que le vôtre. Car, comme vous le précisez très justement, et bien qu’il ne soit pas nécessaire de le préciser, vous n’êtes pas un homme de science… ni de rigueur, ajouterais-je.

Nous assistons donc aux soubresauts de votre pesante réflexion, avec des moments d’espoir : « Renonçons à connaître ce qu’il nous est impossible de connaître. Fermons les yeux. » Il va conclure, songeons-nous avec soulagement. Mais non, au chapitre suivant, dans un louable sursaut, vous décidez de vous attaquer à « jeter un peu de lumière sur le mystère dont nous sommes prisonniers ». Aïe, ça recommence. C’est ainsi que l’on apprend, dans votre chapitre sur les nombres, que les trèfles ont trois feuilles sauf exception à la règle, qu’il y a quatre saisons, mais un seul soleil, que nous avons cinq doigts à chaque main, mais deux yeux seulement, et autres étonnements mathématiques qui nous révèlent au passage l’immuabilité du carré de l’hypoténuse. Nous ressortons ainsi la mémoire rafraîchie, mais… guère plus avancés d’un point de vue philosophique. Et même très étonnés d’apprendre que les vaches, ont toujours été et seront toujours noires. Je sais bien que jusqu’à présent j’ai vécu moins longtemps que vous, mais dans ce court laps de temps j’ai tout de même pu constater qu’il existe des vaches de toutes sortes de couleurs. Mais peut-être le scientifique en vous ne les fait-il pas entrer dans la catégorie des vaches…

Nous tournons la page et découvrons le titre du chapitre suivant : « La science ». Nous en ressortons guère plus renseignés après votre envolée lyrique sur le temps, l’espace et les montagnes russes, le tout encore délayé dans les chapitres suivants. Notons au passage votre sentence « Nul ne peut vivre dans le vide », que votre livre semble contredire puisque c’est l’élément dans lequel vous semblez vous complaire. J’avoue qu’à vos extases devant l’eau, l’air, la lumière, je préfère largement le cantique de Saint François, mais bon, des goûts et des couleurs… Je m’arrête là à ce sujet de peur qu’il ne vous prenne l’idée de m’entretenir soudain du goût et de la couleur.

Arrivés au chapitre sur le temps, nous commençons vraiment à le trouver long. Et lorsque vous énoncez que « le temps existe », nous sommes tentés de vous répondre : « À qui le dites-vous ». Et vous citez le vers de Boileau : « Le moment où je parle est déjà loin de moi », qui a lui-même piqué cette phrase à Saint Augustin, que vous ne citez pas. Dans tous les cas, si le moment où vous pérorez est déjà loin derrière, ce n’est vraiment pas gentil de nous laisser ce moment en prolongation dans un livre.

Tournant encore les pages, nous tombons sur ce titre surprenant : « La pensée ». La curiosité soudain en éveil, nous brûlons de savoir ce qui va en ressortir, légèrement dubitatifs tout de même. Vous évoquez « le lent mûrissement de la pensée chez un nombre restreint de primates qui ont gagné le gros lot », et nous nous attardons sur cette phrase en nous demandant s’il faut vous inclure ou non dans le lot… Et voilà que vous affirmez : « Il est permis de soutenir que seule la pensée donne au monde son existence ». Ah, voilà la clé du doute selon Jean d’Ô : le monde existe-t-il ? Et voici la clé du doute chez nous : la pensée existe-t-elle dans le monde de Jean d’Ô ? Vous continuez par un autoportrait : « Beaucoup d’êtres vivants font preuve de comportements souvent proches de la pensée ». Puis, vous nous apprenez que la compagnie des singes et des oies est fort plaisante. Votre fréquentation assidue des salons mondains a dû effectivement vous donner une connaissance approfondie de ce genre de faune. Plus loin vous prenez soin de préciser : « Le manuel que vous êtes en train de lire est tout sauf un traité de philosophie. » Nous voilà rassurés. Vous écrivez un livre, expliquez-vous, censé nous enseigner à trouver du plaisir à la vie. Et certes, une fois le livre refermé, nous jouirons intensément du moment présent, délivrés d’un pensum. Mais vous souhaitez également, « s’il se peut », nous apporter un peu de hauteur. Ben non, apparemment, il ne se peut pas.

Vient ensuite le chapitre sur le mal, dans lequel vous mêlez allègrement les catastrophes naturelles qui ont pourtant, si je ne m’abuse, permis l’émergence de la vie sur terre, la souffrance, et bien d’autres notions, dans un magma qui ne permet aucune définition exacte du bien et du mal. « Le mal est partout », dites-vous. Et le bien, selon vous, semble n’être presque nulle part. Bon, voilà qui va nous aider à gagner un peu de hauteur, je suppose. Et sortir nos contemporains de leur sinistrose. Le problème, c’est qu’ensuite vous nous enjoignez à exercer notre liberté à choisir entre le bien et le mal. Mais vous avez l’air pourtant tellement perdu lorsqu’il s’agit des les distinguer, pour un esprit qui se prétend libre…

 

Après un certain nombre de pages, vous en arrivez, de fil en aiguille, à l’amour qui surpasse tout. Ah, nous allons avoir le fin mot de l’histoire et peut-être une belle apogée tout de même. « L’intéressant dans l’amour, son avantage, son danger aussi, c’est qu’on peut tout en dire. Tout et le contraire de tout. Tout et n’importe quoi. Et personne ne s’en prive. » Pas plus vous que les autres. Si au moins c’est ce que vous aviez fait pour toutes ces notions que vous avez abordées : joie, bonheur, plaisir, mort, etc. Mais en réalité vous n’en avez rien dit du tout. Ou si peu. Rien de neuf en tout cas. Vous n’avez fait qu’enfoncer des portes ouvertes. Et là, de nouveau, vous essayez de dire beaucoup de choses de l’amour, mais on sent bien, que pour vous l’amour se résume à ce vers de Victor Hugo que vous citez : « Elle défit sa ceinture. / Elle défit son corset. »

 

Et voilà qu’au moment où, lassés, nous allions fermer définitivement le livre et filer à l’anglaise, vous nous hélez soudain et nous retenez par la manche : « Il nous reste cinq minutes. Nous pourrions aborder le problème de Dieu. » Ah bon ? Dieu a un problème ? En tout cas, vous affirmez y croire. Vous vous réclamez de la foi chrétienne, écrivez-vous, et plus précisément de la foi catholique, sauf qu’à la fin on n’a toujours pas compris au juste en quoi vous croyez. Vous nous servez un sermon aussi creux que certains prêches dominicaux, au point que même un catholique en sortirait peu convaincu.

 

Craignant d’avoir été aussi ennuyeuse dans le compte-rendu de votre livre que vous l’avez été dans son écriture, je conclurai par ceci : votre livre, malgré l’abondance des mots, est vide, et nous ne pouvons décemment publier un document numérique vide. M’enfin…

Ceci dit, que notre refus ne vous arrête pas dans votre désir d’accéder à la Coupole. Les choix des dieux qui habitent cet Olympe sont aussi sibyllins que vos propos, et je pense que vous y avez toutes vos chances, les grandes pointures désertant peu à peu ces lieux.

 

Avec mes regrets,

 

Mélanie Rottweiler, pour le comité de lecture

 

 

© Hypallage Editions – 2017

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