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LETTRES

Un condamné à rire s’est échappé

Nouvelle lettre ouverte à Pascal Fioretto

 

 

Cher Monsieur,

 

C’est avec un plaisir réel que j’ai lu votre petit livre intitulé Un condamné à rire s’est échappé. J’ai dès l’abord appris trois choses : que c’était vous qui écriviez les sketches de Laurent Gerra, que vous ne les écriviez plus, et que c’est sans doute pour cela que Laurent Gerra est moins drôle à présent. Eh oui, j’avais la naïveté de croire qu’il les écrivait lui-même, ses textes.

 

Vous avez donc décidé d’essayer de ne plus être drôle. Pour cela, je dois vous dire que c’est raté. Même dans les moments pathétiques, vous gardez cette distanciation face au monde et cette auto-dérision qui font que, quoi qu’il en soit, vous restez drôle. La seule différence, c’est que vous avez renoncé à l’humour forcé, l’humour de commande.

 

Vos pastiches littéraires m’avaient fait mourir de rire, mais également admirer votre talent de pasticheur killer si bien décrit par Alexandra Lampol-Tissot dans une précédente lettre. Je partage son avis : il ne s’agit pas là d’un sous-genre littéraire, mais d’un genre à part entière. Mais je ne m’étendrai pas sur cet aspect de votre talent, car Alexandra s’en est admirablement bien acquittée.

 

J’admire votre capacité de remise en cause : cette image de la France entière prisonnière de son véhicule, des embouteillages et de l’auto-boulot-dodo, d’autres l’auraient pleinement assumée et se seraient sentis indispensables, presque des gloires nationales et des personnalités nécessaires à la bonne marche du pays. Vous, vous l’avez reçue en pleine figure, et elle a été le début d’un réel cheminement de remise en cause. « Moi qui avais toujours pensé que l’humour était un moyen de rendre la vie tolérable, j’ai commencé à me demander s’il n’était pas plutôt un artifice pour s’empêcher de la vivre », écrivez-vous. Et vous avez décidé non seulement de cesser de maintenir la population française dans un niveau tolérable d’asservissement, mais de faire le grand plongeon de la superficialité à la profondeur. Vous avez plaqué la légèreté supposée du métier d’humoriste, le microcosme nombriliste du monde du show-biz, et intégré un jogging en polyester pour entrer en contact avec la vraie France de Jean-Pierre Pernaut, la regarder « au fond des yeux ».

 

Là, je vous arrête, parce que cette expression « la vraie vie », je ne sais pas si vous la maniez avec autodérision ou si, sur ce coup-là, vous êtes sérieux. C’est là une expression très actuelle : il y a la « vraie vie », et il y a tout le reste : le temps passé sur internet, par exemple, durant lequel, à en croire cette formule, on ne vit plus, ou l’on vit une vie « pas vraie », une sorte d’apnée de la vie. Mais enfin, ce ne sont pas des robots, tout de même, ces gens avec lesquels on communique sur le net. Mais vous, quand vous parlez de « vraie vie », c’est pour la comparer avec vos années Gerra, où vous viviez dans le monde de la jet set. Et alors, ces gens-là, ce ne sont pas de vrais gens, avec une vraie vie ? La vie est-elle plus vraie quand elle se déroule à certains endroits et dans certaines conditions ? Et le SDF, le prisonnier, le malade, alors, avec leur vie décalée, mènent-ils une vraie vie, ou une fausse vie ?

 

Selon moi, il y a là une confusion entre la réalité et la façon dont on la perçoit. On peut vivre sa vie superficiellement, rester à la surface des choses, des relations, mais notre vie reste notre vie dans toute sa réalité. De même, on peut vivre en profondeur tout ce que l’on vit, que l’on soit dans un studio d’enregistrement ou au bar-tabac du coin. Bref, c’était là une petite digression. Mais une digression visant à rappeler que, même dans la « vraie France », on peut être « un lecteur de Télérama dont l’abonnement aurait été suspendu pendant plusieurs mois et qui ne saurait plus quoi penser de son époque », selon votre merveilleuse formule, de ces formules que j’affectionne, qui disent tout en quelques mots pleins d’humour.

 

Cette image de l’automobiliste au volant de sa voiture me parle d’autant plus qu’elle m’évoque un jour où je fus bloquée dans un embouteillage, à l’époque où, si je comprends bien, en écoutant Laurent Gerra c’était un peu vous qu’on écoutait. Dans ces cas-là, lorsqu’un rendez-vous important vous attend, et que vous n’avez rien d’autre à contempler que de bêtes panneaux de signalisation ou votre voisin d’embouteillage qui se met le doigt dans le nez ; une fois que vous lui avez inventé mille vies, mille psychologies, sans qu’il se doute que vous êtes en train, mentalement, de transformer sa vie en un palpitant roman ; lorsque vous avez essayé la relaxation profonde sans succès parce que vous pensez vraiment beaucoup à votre rendez-vous ; lorsque vous avez réussi à vous maîtriser pour ne pas jouer les parigots qui appuient sur leur klaxon dès qu’ils arrivent en queue d’une file arrêtée à un feu rouge, espérant que cela produira l’effet, soit de changer aussitôt la couleur du feu, soit de faire soudain démarrer les véhicules ; lorsque plus rien n’y fait, que faites-vous ? Vous allumez la radio et tombez sur Laurent Gerra. Et là, vous riez. Au point de regretter que soudain les moteurs redémarrent et que vous ne puissiez écouter l’émission jusqu’au bout, votre rendez-vous vous attendant toujours.

 

Ceci dit, si tous les jours je devais écouter Laurent Gerra dans les bouchons, j’avoue que, même si ses sketches étaient écrits par vous, je craquerais très vite, et je prendrais le métro ou chercherais à changer de boulot ou à déménager. Ceci pour dire que si les gens font le choix de passer une à deux heures tous les jours dans les bouchons, s’ils n’ont pas Laurent Gerra à écouter, ils feront autre chose. D’aucuns lisent leur journal, tapent leurs textos ou leurs mails, et d’autres tout de même préoccupés de sécurité trouvent d’autres dérivatifs. Quand on cherche un dérivatif, on le trouve toujours.

 

Quoi qu’il en soit, vous avez décidé d’écrire un « vrai livre », un livre sérieux. Un livre écrit « avec les dents », comme vous le suggérait une journaliste. Personnellement, je n’ai jamais réussi à écrire avec mes dents, pour la bonne raison que je n’ai jamais essayé, cela me paraît bien plus compliqué que d’écrire avec un stylo. En revanche, rire, je le fais de toutes mes dents, surtout quand j’ai vos pastiches entre les mains. Et rire franchement, ça fait du bien, et rares sont les humoristes qui le permettent, selon moi. Les humoristes ne sont plus très drôles de nos jours, il faut bien le dire. Et je le dis.

 

C’est ainsi que je me suis retrouvée confortablement installée, votre livre entre les mains, non pas dans mon véhicule, mais sur mon canapé. Et je l’ai lu d’une traite. J’ai souri, j’ai ri, mais j’ai aussi été touchée que vous vous livriez plus d’une fois, dans votre vulnérabilité, avec beaucoup de pudeur et de délicatesse, mais de générosité aussi. C’est un pan de votre personne que vous nous dévoilez, très sympathique du reste. Mais vous le dites vous-même : vous aimez plaire. Alors est-ce le « vrai vous » que vous nous dévoilez, ou un vous un peu arrangé ? N’importe, j’aime beaucoup ce Pascal Fioretto là, et je pense que pour écrire avec une telle simplicité et une telle clarté d’esprit il ne faut pas être trop tortueux tout de même.

 

Cependant, avançant dans ma lecture, j’ai pris peur. Pour deux raisons. D’abord parce que vous décidez à un moment d’écrire un best-seller. Là, vous m’avez piqué l’idée. J’y ai pensé avant vous. Heureusement vous avez renoncé. Vous pouvez donc dire à Plon qu’ils peuvent me donner votre place. Comment ? Il y en a beaucoup, qui écrivent des best-sellers ? Oui, mais le mien sera vraiment très mauvais, donc ça devrait leur plaire. D’ailleurs, ils avaient presque signé avec vous alors que votre livre n’était même pas commencé. Pardon ? Ah oui, c’est vrai, vous avez déjà un nom. Oui, mais moi j’ai un titre. Na ! Best-seller. Même pas besoin de faire la promo, il est déjà vendu à quelques millions d’exemplaires avant même qu’il soit écrit, avec un titre pareil. Tout le monde va se l’arracher. Ca s’appelle du marketing.

 

Bon, mais ce n’est pas cela qui m’a fait le plus peur. C’est vers le milieu du livre. Dans le chapitre où vous devenez vraiment très, très sérieux. Je ne dirai pas sopo, pour ne pas vous vexer. Mais quand même. Heureusement, vous avez beau avoir renoncé à l’humour, il revient très vite. Vous ne pouvez vous en empêcher, semble-t-il. Cela fait-il de vous quelqu’un de superficiel ? Voilà que le sujet de dissertation est posé. L’humour : arme, fuite, ou noble objectif ? Et c’est bien pour cela que, malgré tout, votre livre reste un livre sérieux. Parce qu’il est une réflexion très profonde sur deux choses : l’art du roman et le rôle de l’humour.

 

L’art du roman, vous en convenez, vous n’y arrivez pas. Votre livre explique en 157 pages comment vous n’avez pas réussi à écrire un roman. Et vous en venez à rougir de vous êtes moqué des auteurs en place que vous avez pastichés. Votre échec en fait-il pour autant de bons écrivains ? Je réponds : non. La littérature de mauvaise qualité reste de la littérature de mauvaise qualité. Qu’il soit nécessaire d’éduquer la lecture pour que, de livre en livre, le lecteur soit attiré par des livres de plus en plus exigeants, j’en suis convaincue. Mais je n’en pense pas moins que chacun fait ce qu’il veut de ses lectures et que, si un lecteur de Lévy passe un bon moment en le lisant, c’est déjà ça. Et s’il ne veut rien lire d’autre, libre à lui. D’autres encore ne lisent pas du tout, ou simplement des guides pratiques, et ils en ont parfaitement le droit. Mais cela ne fait pas de ces Musso et autres littérateurs de bons écrivains selon moi. On peut cependant respecter le travail qu’ils ont fourni pour boucler leur livre, et les féliciter d’avoir réussi à le terminer et à nouer une intrigue, même pauvre. Mais beaucoup d’autres le font, en France, et bons ou mauvais, ils ne seront jamais publiés, parce que de mauvais littérateurs occupent la place et que Flammarion et ses semblables ne publient qu’un primo-roman par an.

 

Cependant, la question la plus intéressante pour moi est celle de l’humour. Certaines personnes n’ont pas d’humour. Elles sont sans doute bourrées de qualités, mènent parfois des vies admirables, mais elles n’ont pas d’humour. Et pour elles la vie est souvent bien dure. Non qu’elles aient forcément davantage de tuiles à encaisser que les autres, mais elles n’ont pas cette faculté de distanciation qu’apporte l’humour. Ni sur elles-mêmes, ce qui les rend souvent très susceptibles, ni sur les autres, ce qui peut les rendre vindicatives ou aigries, ni sur la vie. D’autres personnes rient de tout, se réfugient dans l’humour, mais restent parfois à la surface de leur vie.

 

L’enfant, lui, est plein d’humour. Comme il est parfois plein de tristesse, d’autres fois encore plein de colère, ou plein de rêverie. L’enfant est tout entier dans l’émotion du moment. Il pleure parce qu’il se fait mal, il rit parce que le clown est drôle ou que la mèche de cheveux de papa est à la verticale sur sa tête, ou tout simplement parce que, là, maintenant, il est heureux. C’est ainsi que l’on voit les enfants de la guerre ou des favelas rire à pleines dents. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne pleuraient pas cinq minutes plus tôt. Parfois, ils ont encore la trace des larmes sur leurs maigres joues sales. Mais au moment de la photo, ils rient. Et un enfant qui rit ne va pas se forcer à rire si ce que vous lu dites n’est plus drôle. Il s’en va. Il vous plante là. Vous n’êtes plus drôle et il ne rit plus. Voilà. Il passe à autre chose. Alors qu’un adulte qui va écouter Laurent Gerra rira jusqu’au bout, parce qu’il a payé sa place et le droit de rire. Même dans les passages qui ne sont pas drôles.

 

L’enfant, lui, vit pleinement ses émotions, et ne se sent pas tenu à rester dans une émotion s’il est déjà passé à une autre. Du moins avant qu’on ne lui apprenne qu’on ne rit pas à un enterrement et qu’on ne pleure pas à un anniversaire, et que tout le monde doit exploser de joie le dernier soir de l’année, avant de retomber inerte sur le canapé face à son portable, pour envoyer des textos de bonne année dans un silence glacé.

 

Est-ce cela que vous a appris votre cure de sérieux ? Que l’humour est un don, que l’humour est un art, que l’humour est une nécessité, et que, tout simplement, la vie est pleine d’humour ? Et que, quand on a le don de l’humour, on se doit de l’offrir aux autres ?

 

Merci en tout cas pour ce livre, merci pour cette lecture que vous nous avez offerte et qui laisse derrière elle un goût de légèreté teintée de profondeur, ou bien un goût de profondeur teintée de légèreté. À vous de choisir.

 

En attendant le plaisir de vous lire de nouveau.

 

Krystyna Umiastowska

 

PS. Pour votre problème de calvitie, qui semble tant vous préoccuper, je ne saurais trop vous recommander d’arrêter le shampooing à la vanille de chez Leclerc.

 

 

© Hypallage Editions – 2017

 

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Réponse de Pascal Fioretto

 

 

Je me sens plein d’affinités avec la rédactrice de cette lettre (notamment en ce qui concerne ses remarques sur la « vraie vie »). Je précise que nous étions deux auteurs pour Laurent Gerra (Albert Algoud et moi), qu’à mon avis, il n’a jamais cessé d’être le meilleur, avec ou sans votre serviteur, et que j’ai recommencé à écrire pour lui depuis quelques mois. Sans regret pour mon année sans humour. Quant à ma calvitie prochaine, elle semble momentanément sous contrôle (perdre ses cheveux, c’est pleurer en silence, paraît-il. Or, je ris à voix haute, ces derniers temps).

 

Pascal Fioretto

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