Accueil

Retour

Tête de gondole et « planches courbes »

 

 

Le poète ne peut être un professionnel, ni la poésie un produit de grande consommation. La poésie, bien que rare, ne voit pas son prix marchand grossir, pas plus que le nombre de ses tirages. Quant au poète, il demeure aujourd’hui un de ces « rares » artistes non médiatisés, et son art ressort plutôt de l’artisanat que de la grosse machine industrielle éditoriale.

 

Le poète ne peut être un professionnel, disions-nous. Ce que Simon Leys nous confirme d’une formule d’un bon sens accablant pour le reste de la filière littéraire :

 

« Songez-y un moment : vous pouvez être – vous devez être – pleinement professionnel tant que vous êtes agent immobilier ou notaire, fossoyeur ou comptable, dentiste ou avocat – mais pourriez-vous vous intituler, disons poète professionnel ? […] Aucune activité humaine vraiment importante ne saurait être poursuivie d’une manière simplement professionnelle. […] L’amour pratiqué de façon professionnelle est prostitution. » (Le Studio de l’inutilité)

 

La poésie ne peut être un produit de grande consommation, avancions-nous encore. Dans un article du Monde des livres en date du 27 juin 2014, Éric Chevillard s’engage à promouvoir à rebours un recueil très confidentiel du poète Jean-Louis Giovannoni :

 

« C’EST ÉVIDEMMENT un tirage très modeste, 299 exemplaires. Puis c’était il y a longtemps, en 1983. À peine plus de chance en somme que les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chuchotés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. Mais la poésie ne s’est jamais souciée ni du nombre ni du temps. […] Ainsi quelques fragments confiés à un petit éditeur nous reviennent trente ans plus tard, parfaitement intacts et comme frais du matin, trente années durant lesquelles furent publiés des centaines de romans à fort tirage, expression qui vaut aussi pour la cheminée où refroidissent aujourd’hui leurs cendres. »

 

À ce propos me revient l’anecdote suivante, rapportée par Georges Picard :

 

« Les rayons dits culturels des hypermarchés regorgent de produits de cette sorte, qui font encore plus de mal à la cause de la littérature que les émissions littéraires de la télévision. Parfois, un OVNI se glisse dans ces gondoles : il y a quelques années, j’ai vu dans une grande surface un recueil d’Yves Bonnefoy coincé entre les confidences d’une star de la chanson et un polar de Mary Higgins Clark. Sans doute une erreur de logistique ou d’informatique commerciale, car j’ai du mal à imaginer que le responsable du rayon ait eu une intention pédagogique en faisant passer en douce de la bonne littérature dans les bagages du fast-food littéraire. Mais sait-on jamais ? » (Tout le monde devrait écrire)

 

Yves Bonnefoy ? Vous connaissez ? C’est l’un de nos très rares poètes d’expression française encore vivant et… connu. Si, si. Je jette un œil à ma bibliothèque et je trouve sur l’une des étagères concaves qui ploient sous le poids des livres son recueil Les planches courbes. Ah, ah ! voyez sa célébrité célébrée parmi mes rayonnages débordant de la gloire des lettres.

Les planches courbes : Il me plaît d’imaginer un tel titre semer le désordre parmi la platitude, perturbant de sa radicalité l’ordonnance parfaite des rayons mercantiles.

Imaginons toujours, dans l’hypermarché visité par Georges Picard, une bourgeoise tomber nez à nez avec « notre » OVNI. Il va sans dire que Picard possédant déjà le livre en saillie l’a laissé au bonheur d’une rencontre ultérieure avec une proie déconfite à venir. Notre bourgeoise donc, après avoir pour elle-même acheté le Mary Higgins Clark et pour son fils aîné la bio de Zlatán (non, Picard a dit qu’il s’agissait d’une « star de la chanson » – mais vous savez très bien que les goinfres médiatiques jouent à tous les postes !). « Un Zlatán donc pour l’aîné ; et pour le benjamin ?… Ne l’oublions pas ! Tiens : Les planches courbes. Pour peu que cela parle de surf, voilà mon jeune ado véliplanchiste prêt à se mettre à la lecture », imagine aussitôt pour sa couvée la maman poule en bout de courses.

Et là, vous avez le droit de rire, d’un éclat franc et sonore ! même si le titre ne coûta à la dévouée mère de famille que 4 euros et 11 cents (le prix en catégorie 1 d’un NRF Poésie publié chez Gallimard).

Et riez maintenant sans retenue en visualisant la tronche décomposée du morveux à l’assaut des vagues poétiques offertes :

 

« Le passeur peine à la pousser en avant, l’eau arrive à hauteur du bord, elle le franchit, elle emplit la coque de ses courants, elle atteint le haut de ces grandes jambes qui sentent se dérober tout appui dans les planches courbes. L’esquif ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait, dans la nuit […] »

 

Il n’est plus très étanche l’arpenteur d’écume… bientôt submergé par un doute existentiel, une béance du sens :

 

« Ce qu’il faut voir, c’est que la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant, qui s’accroît à chaque seconde. […] et l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours agrippé à son cou. « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt.

— Oh, s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison !

— Il faut oublier cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. »

Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà, et de son bras libre il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles. »

 

Bon, vous aussi, lecteur, avez besoin d’un décryptage ? Oh, la là, comme vous êtes peu poète dans l’âme. Ah, bon, il y a quelque chose à comprendre ici ? Oui. Le passeur en sa barque c’est Caron, mais surtout saint Christophe, le porteur de Christ, cet enfant qui est son créateur et qui se révèle à lui de toute la hauteur/béance de sa puissance. Car c’est un dieu en quête d’adoption que poétise Bonnefoy, le bien nommé. Et voyez l’originalité de sa vision de l’Incarnation :

 

« Les théologiens

De cet autre pays estiment

Que Dieu est, mais aveugle.

Qu’il cherche, en tâtonnant

Entre des murs trop proches, c’est le monde,

Le petit corps criant, se débattant,

Aux yeux encore fermés,

Qui lui donnera un regard

Si toutefois il peut

De ses mains maladroites, d’avant le temps,

En soulever les paupières. »

 

Dieu mendie notre amour, et comme un enfant à naître veut être adopté. Ah oui, tout ça ! Et vous croyez que l’ado, le benjamin, le windsurfer aura saisi ? Aura été saisi ? Il faut dire qu’il ne lésine pas en coups de tampon d’outre mondes sur le passeport, le poète, qui, en quelques vers, nous résume toute la pensée de Chestov :

 

« Et je pourrais

Tout à l’heure, au sursaut du réveil brusque,

Dire ou tenter de dire le tumulte

Des griffes et des rires qui se heurtent

Avec l’avidité sans joie des vies primaires

Au rebord disloqué de la parole.

Je pourrais m’écrier que partout sur terre

Injustice et malheur ravagent le sens

Que l’esprit a rêvé de donner au monde,

En somme, me souvenir de ce qui est,

N’être que la lucidité qui désespère

Et, bien que soit retorse

Aux branches du jardin d’Armide la chimère

Qui leurre autant la raison que le rêve,

Abandonner les mots à qui rature,

Prose, par évidence de la matière,

L’offre de la beauté dans la vérité,

Mais il me semble aussi que n’est réelle

Que la voix qui espère, serait-elle

Inconsciente des lois qui la dénient. »

 

Il fallait oser ! « Le jardin d’Armide » est l’Eden, « la chimère retorse » le serpent maléfique de la Genèse et « la raison » l’unique péché entraînant l’homme dans sa chute. Tout Chestov en vingt vers. Qui dit mieux !

« Maman, le vent enfle, je vais me changer les idées en funboard. Trop dingue ton bouquin ! »

Imaginons dès lors que le jeune homme ne glissera plus jamais sur la vie sans aspérités…

 

Deus escreve direito por linhas tortas, comme dit le proverbe portugais*.

 

Ainsi la poésie grippe-t-elle notre belle ingénierie, gondole-t-elle nos linéaires et dévalorise-t-elle jusqu’à nos plus prisées marchandises, devenues d’un seul coup camelote de contrebande !

La vraie rareté, non seulement est sans prix, mais dévalue aussi conséquemment nos vices consuméristes.

 

« 299 exemplaires, c’est magnifique. Pas 300, il serait mesquin d’arrondir, restons pointus ! Qu’il soit flagrant que nous existons sans la quantité, en
sous-nombre, que nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progressons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation. Chaque exemplaire compte. Il atteste la rareté de son contenu. L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même. Ne vaudrait-elle que pour cela, pour cette insouciance subversive, ce dédain absolu des marges bénéficiaires, elle serait suffisamment justifiée. Non seulement les notions libérales d’efficacité et de rentabilité prêtent soudain à rire, mais la poésie remet aussi en question notre rapport au temps et grippe la grande machinerie du travail, rouages et agendas. » (Éric Chevillard, Ibid.)

 

Rien de moins qu’un séisme en basse fréquence : telle est la poésie.

 

Et je ne résiste pas ici à la provocation de jeter l’épée de Brennus dans la balance du commerce et du change, ou, mieux encore, de transmuer l’instrument de pesée, versant l’avoir dans l’être :

 

« Lorsque des mains du marchand

La balance passe

À l’Ange qui dans les cieux

La calme et l’apaise par l’équilibre de l’espace… »

(Rainer Maria Rilke, cité par Martin Heidegger in Pourquoi des poètes ?)

 

Or, savez-vous de quelle balance nos âmes seront pesées ? Les anciens Égyptiens le savaient déjà, eux, et nous, nous l’aurions oublié, consommateurs idiots que nous sommes devenus, bien que toujours mortels ! L’échéance demeure…

 

« Alors, la balance du péril passe du domaine de la volonté calculante aux mains de l’Ange. […] Tout ceci accède à une présence lorsque la balance passe de l’autre côté. Quand passe-t-elle de l’autre côté ? Qui fait passer la balance du marchand à l’Ange ? […] La vie ordinaire de l’homme actuel, c’est l’habituelle auto-imposition sur le marché sans abri des changeurs. Le passage de la balance à l’Ange est, par contre, l’inhabituel. […] C’est pourquoi le passage advient « parfois ». Ceci ne signifie nullement : de temps à autre, ou à volonté ; « parfois », signifie : rarement et au bon moment, en un cas chaque fois unique et de manière unique. Le passage de la balance des mains du marchand à celles de l’Ange, c’est-à-dire le renversement de la séparation, se produit en tant que recordation en l’espace intime du monde, lorsque existent des mortels qui « parfois risquent plus (et non par intérêt) que la vie elle-même, d’un souffle plus… [poétique] » (Rilke) […] Ceux qui risquent plus sont ceux qui disent plus par leur chant. Leur chant se dérobe à toute imposition délibérée de soi-même. Il n’est pas un vouloir au sens d’une exigence. Leur chant ne sollicite pas quelque chose qui serait à produire. En pareil chant, l’espace intime du monde s’établit lui-même en sa spaciosité. Le chant de ces chanteurs n’ambitionne rien : il n’est pas une profession. » (Heidegger, Pourquoi des poètes ? trad. Wolfgang Brokmeier)

 

Intuition du cœur et gratuité fécondante, telle est l’inspiration poétique livrée au monde. C’est la plus haute philosophie, et le génie d’Heidegger de s’incliner devant elle. Il loue les poètes Rilke et Hölderlin, qui nous montrent les chemins du vrai, même s’ils sont à peine déblayés et peu balisés, et que leur issue est aussi incertaine que ces Holzwege (« chemins de traverse forestiers »), dont Heidegger titre le recueil contenant ses réflexions sur la poésie.

 

La voie de la perdition est large, le chemin du salut étroit. Et dans le passage de cette épreuve, nous ne pouvons nous passer des poètes…

 

« … et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Cette question, c’est l’élégie de Hölderlin intitulée Pain et Vin qui la pose. Nous comprenons aujourd’hui à peine la question. [Notre] époque indigente ne ressent même plus son indigence. Cette incapacité, par laquelle l’indigence même de la détresse tombe dans l’oubli, voilà la détresse elle-même de ce temps. » (Heidegger, Ibid.)

 

Nous avons besoin des poètes, de l’exemple des poètes. À leur image, changeons de régime… pour envisager sereinement la grande traversée…

 

« Pas la plus frustre obole dont payer
le passeur, s’il approche ?
– J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins. »
(Philippe Jaccottet, in Pensées sous les nuages). »

 

* Trad. : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ».

 

© Hypallage Editions – 2014

 

Catalogue Poésie

^