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OUVERTES À

LETTRES

Agitato

Lettre ouverte à Philippe Jaccottet

 

 

 

Cher Poète,

 

Peut-être partagerez-vous avec moi cette définition ? « L’essence de la poésie, c’est son parfum » ; et si j’osais, j’ajouterais : « Son parfum de la vie ». De telle sorte que, singulièrement, son essence est existentielle.

 

« Elle est retrouvée.

Quoi ? — L’Éternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil. »

 

Comme nous sommes ici loin du « tohu-bohu » du Bateau ivre ! Quel est donc le secret de cette sérénité retrouvée qui se laisse, idyllique, chanter ?

 

Pareillement, chez vous, cher Philippe Jaccottet, dont les débuts furent tonitruants, on découvre ce passage vers l’apaisement, ou tout au moins vers sa recherche… Que signifie cette rupture de ban avec la révolte la plus folle, pour revenir, non plus en arrière d’un monde, semble-t-il, englouti, dont il ne resterait plus qu’à remuer furieusement les ruines, mais à « l’avant-garde » du réel ? Cette singularité de la poésie ne serait-elle pas la poésie elle-même ? Et la réalité, son plus beau thème d’amour ? Seulement, combien de poètes ont-ils accepté d’emprunter cette voie, loin du lyrisme tapageur ou de l’idéalisme romantique ? D’Agitato à la sensible Lumière d’hiver, il y a un monde…

 

Ce qu’a dû certainement regretter votre compatriote l’ogre vaudois, le vampire de Ropraz, l’excavateur du dernier crâne de Sade :

 

« J’ouvre ces Trois poèmes aux démons où s’exprime, jaillissant, torturé, hagard, son jeune génie. Cris, protestations, appels, une véhémence sombre, un romantisme hanté, qui tord le chant… » (Jacques Chessex, in 24 Heures, Lausanne, 2-3/08/1975).

 

À qui le poète, le vrai, vous-même en la circonstance, répondit catégoriquement par une fin de non-recevoir :

 

« Il est peut-être moins grandiose et plus difficile de s’essayer à une poésie modeste, patiente, presque invisible, et gardant son mystère jusque dans la convention, que de crier des blasphèmes sur les toits. » (Jaccottet, in Pour l’art, mars-avril 1949).

 

Au fil des années, la critique demeure unanime à votre égard, et je puis la citer sans crainte d’erreur, pour saluer le « nouveau » poète, celui qui sut distinguer la beauté en son effacement même et refouler les effets tapageurs d’une poésie aussi fictive qu’agressive esthétiquement parlant.

 

« Le poète s’interroge ici sur l’au-delà, la vocation de l’homme et l’élan poétique, sa mystique même, au hasard de ses promenades-rencontres avec la nature et des visions d’extrême beauté, mais aussi d’extrême fugacité qu’elle lui prodigue. Beauté aussi frémissante qu’insaisissable, car « intermédiaire tellement proche et tellement lointaine, comme si elle n’avait pas seulement un corps », qui lui suggère la présence « d’autre chose », par essence indicible, et que les mots trop « faciles » ne peuvent que poursuivre. […] Se disant « incapable d’aucune prière », l’auteur – qui aime « surprendre le sommeil des près », « la course bruissante des nuages » et les arbres que le printemps a soudain « couvert d’ailes » – se méfie cependant des « images » et des « fleurs légères comme des paroles » dont il ne sait finalement si « elles mentent, égarent, ou guident ». […] Des pages admirables, où le « rien, presque rien… », « quelque chose, à peine quelque chose… », ont dimension d’éternité ! » (Chantal Gayet-Demaizière, À travers un verger de Philippe Jaccottet, in Études, juillet-août 1985).

 

« Elle est retrouvée.

Quoi ? – L’Éternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil. »

 

« La confiance qu’il éveille en son lecteur, sans doute Philippe Jaccottet la doit-il à la règle qu’il s’impose à lui-même ; et qui l’oblige à se porter caution de chaque mot qu’il écrit : il fait bonne garde contre l’outrance, la solennité, la grandiloquence ; il se défie des trop brillantes images […]. Nous discernons, en chaque mot, la faveur presque inespérée dont il procède, mais aussi l’assentiment (parfois tremblant) qui en assure la validité et qui l’autorise à s’inscrire sur la page. » (Jean Starobinski, préface aux Poésies de 1946-1967 de Philippe Jaccottet).

 

Adieu, ou plutôt au Diable ! les Trois poèmes aux démons de jeunesse. J’ai eu vent que vous en recherchiez assidûment les exemplaires de l’édition princeps, et que vous les faisiez disparaître méthodiquement au fur et à mesure de leur récupération, souvent à grands frais, la cote dudit recueil ne cessant de croître tandis que la curiosité bibliophile s’emballe, et ce en dépit de la gêne connue de son auteur envers l’inconséquence maladive de l’opus en cause.

 

L’exemplaire n° 261/500 sur vélin blanc est en ma possession. Sur simple demande de son auteur, je le laisserai volontiers à votre libre disposition. Écrivez-moi afin de récupérer l’objet maudit au plus vite… car il est actuellement en vente sur Amazon : Trois poèmes aux démons de Philippe Jaccottet.

 

Je ne voudrais pas devenir à vos yeux le chantre de ces vers de jeunesse incandescents que vous avez excommuniés, et sur lesquels vous espérez bien que la critique littéraire ne revienne jamais. Certes, il est de bon ton de respecter la volonté des auteurs quant aux modalités de publication de leurs œuvres. Il est, en effet, regrettable d’avoir assisté à la publication posthume d’un inédit morcelé de Nabokov, qui trahit la méthode du maître et qui dénigre si ouvertement le perfectionnisme littéraire poursuivi par l’auteur de son vivant. Genet avait pris soin, pour sa part, de détruire une pièce dont il n’était pas pleinement satisfait. Avait-il le droit de faire ce geste ? ou cela lui sera-t-il compté comme un abominable crime supplémentaire, à ajouter au registre de ceux qu’il revendiquait en pleine conscience ? Et vous-même, avez-vous un pouvoir absolu d’effacement sur vos textes déjà parus ? Les faites-vous effectivement disparaître, ces exemplaires honnis ? Avez-vous réellement renié les prémices de votre œuvre ?

 

Julien Green, par une citation puisée dans son Journal, vous en adresse indirectement le reproche, car il parlait alors d’Isidore liquidant le Comte en lui ; mais jugez, tout de même, de la pertinence du propos en le rapportant à notre affaire d’assujettissement au silence de votre création première :

 

« Jacques Maritain me cite la préface des Poésies de Lautréamont à l’appui de la thèse de la conversion de ce grand écrivain. S’il a raison, si vraiment Lautréamont a écrit ces phrases sans ironie, je trouve triste qu’il y ait désaveu d’une œuvre splendide et je réponds à Maritain : « Je ne puis m’empêcher de croire que cela ne lui était pas demandé. Il y aurait beaucoup à dire sur le respect qu’un auteur doit à des textes antérieurs à sa conversion, et qui sont en contradiction avec celle-ci ». En ce qui me concerne, je n’ai rien voulu changer aux miens. » (Julien Green, Journal, 1961).

 

Mais oublions ces Trois poèmes aux… auxquels, par un exorcisme aussi efficace que salvateur, je propose, avec votre accord poétique, une substitution par l’Ode aux trois règnes d’Henri Pichette. Nous renverrons à leur base infernale les démons par la simple évocation de la singularité imprescriptible du règne de chaque être réel qui chante la vie :

 

« C’est la beauté simple exposée

Par la bonté simple reçue,

Le pré fin perlé de rosée,

La virginale fleur conçue. »

(Henri Pichette, Ode aux trois règnes)

 

Jean Durtal

(Président du Comité de lecture chez Hypallage Editions)

 

 

© Hypallage Editions – 2016

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………………

 

Réponse de Philippe Jaccottet

 

 

Cher Monsieur Durtal,

 

Merci de vous être mobilisé ainsi pour une cause qui me paraît, avec l’âge, assez insignifiante ! J’ai apprécié aussi votre humour…

 

Sachez seulement qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de partir à la recherche des exemplaires du dit livre, moins encore de les racheter pour les détruire (ni même pour en faire commerce, si ce que vous dites de sa cote est vrai !)

 

Faites donc ce que vous voudrez de votre exemplaire, bien entendu.

 

Il circule une telle quantité de mauvais livres qu’on devrait plutôt me remercier de ne pas souhaiter voir repris celui-ci !

 

De toute façon, le sort de mes démons adolescents fait partie des événements les plus insignifiants qu’on puisse imaginer ! Oubliez-le donc au plus vite.

 

Très cordialement à vous,

 

Philippe Jaccottet

 

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