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Le Roman, ou l’expérience du réel

 

 

Le roman est aujourd’hui reconnu pour être le genre littéraire qui offre la plus grande liberté d’écriture. Il est massivement adopté par les auteurs et les lecteurs en un commun pacte d’adhésion. Sur les uns et les autres, le roman opère par sa magie.

 

Sur la couverture d’un livre, pour ses lecteurs potentiels, le mot « roman » a cet attrait spécifique (et quasi magique) liant le goût pour la nouveauté, même la plus perturbante, à la garantie d’une distance fictionnelle protectrice. Cette distance fictionnelle protège autant le lecteur contre le choc du réel revisité dans l’histoire dont il lit le récit que pour l’artiste dont le récit sous l’étiquette de la fiction échappe par là même à la censure de la loi. Le héros et les autres personnages du roman n’engagent en rien par leurs propos ou par leurs actions l’auteur devant la loi. Ainsi le romancier peut-il faire parler un officier SS fictif (comme Jonathan Littell dans [Ses] Bienveillantes) ou mettre en scène un meurtre sans être poursuivi pour complicité de génocide ou pour simple homicide. Retenons, toutefois, ce fait extravagant selon lequel un lecteur érudit comme Nabokov n’admit jamais les mauvais traitements infligés par Cervantès à son « antihéros donquichottesque », ce dernier finissant par apparaître plus humain que son créateur !

 

« Le romancier écrit dans la pure duplicité artistique qui fait coexister la fiction de l’authenticité (premier degré de la lecture ou de la représentation) et la réalité de la manipulation créatrice, laquelle postule l’existence d’un public virtuel » (Georges Picard, Tout le monde devrait écrire).

 

Et c’est ainsi, à cause de cette duplicité, dont Nabokov fut la dupe, que s’opère à travers un roman la double postulation de l’écrivain façonnant son personnage et du personnage enfin devenu héros aux dépens mêmes de son créateur. Et si Cervantès persécute Don Quichotte, c’est qu’il sait dès lors avoir contre lui perdu la Manche, en tout cas celle de la postérité. Et ce n’est pas sa main laissée sur un bastingage à Lépante qui nous le rendra plus noblement grotesque que le chevalier pathétique dont il tira aussi rageusement vengeance au fil des pages de son roman.

D’aucuns, à l’instar de Nabokov, diront que Cervantès fut un écrivain raté, qu’en engageant sans cesse contre son héros ses frustrations en un combat douteux et déloyal, il perdit définitivement la partie, vaincu en tant qu’homme et artiste, sauvé par ce héros même pour lui seul ! Sans Don Quichotte, Cervantès mourait à jamais ; mais avec lui il meurt chaque jour un peu plus tandis que grandit sa victime en humanité à nos yeux. Le don chez un écrivain comme Cervantès fut donc aveugle ; ce qui laisse songeur quant à la définition du génie.

 

« Quiconque écrit des fictions destinées à la consommation publique n’a pas d’excuse s’il n’y est appelé par la présence d’un don. Il est dans la nature d’une œuvre romanesque qu’elle soit bonne à rien si elle n’est bonne en soi.

Un don, tel qu’il soit, entraîne de graves responsabilités ! C’est un mystère en soi, un présent gratuit, entièrement immérité, dont l’usage réel ne nous sera sans doute jamais révélé. D’habitude, pour exploiter son talent jusqu’au bout, l’artiste doit consentir à certaines privations. L’art est une vertu de l’esprit pratique, et la pratique de toute vertu exige un certain ascétisme, un dépassement définitif de la nature haïssable du Moi. L’écrivain doit pouvoir se juger soi-même avec les yeux d’un étranger, la sévérité d’un étranger. Il faut que le prophète en lui discerne le monstre. Il n’est pas d’art enfoui dans le Moi personnel, c’est plutôt le Moi qui dans l’art s’oublie soi-même aux exigences de la chose vue et de la chose qui se fait » (Flannery O’Connor, Nature et but de la fiction romanesque).

 

Cervantès n’est donc pas classable parmi les écrivains. Du reste, Borges démontrera qu’il n’était pas l’auteur du Quichotte, mais qu’il fallait le réattribuer à un dénommé Ménard !

 

Tentons, maintenant, de définir l’enveloppe qui nous emballe tant :

 

Le roman se présente « naturellement » comme un genre protéiforme. Ses déclinaisons sont nombreuses : roman d’analyse psychologique, roman de mœurs, roman à thèse, roman utopique ou d’anticipation, roman de découverte (de voyage), roman d’initiation, roman noir, roman policier, roman d’aventures, roman historique, etc. Il y a donc pléthore d’appellations plus ou moins contrôlées. Par paresse, souvent, l’édition nomme « roman » tout récit autre que la poésie, la nouvelle ou le théâtre pouvant entrer dans cette vaste maison remplie de grands courants d’air. Le lecteur, quant à lui, y cherchera maladroitement le plus de divertissement possible.

 

Divertissement ?

Mais le « vrai » roman est plus que cela encore !

Étudions l’affaire en écoutant la romancière Flannery O’Connor lors d’une conférence sur le roman tenter d’expliquer son art :

 

« Les gens qui insinuent que c’est une façon de s’évader du réel m’irritent au plus haut point. Au contraire, c’est une plongée dans le réel très éprouvante pour l’organisme. Si le romancier n’est pas soutenu par l’espoir du gain, il faut qu’il le soit par l’espérance du salut, sinon, il ne survivra pas à l’épreuve.

Qui n’a pas d’espérance, non seulement n’écrit pas de romans, mais n’en lit pas, ce qui est encore plus révélateur. Il ne s’arrête à rien parce qu’il n’en a pas le courage. Désespérer, c’est refuser toute espèce d’expérience, et le roman est justement l’occasion d’en faire de nouvelles. L’honorable dame qui ne lisait que pour cultiver son esprit prenait un parti sans péril – mais aussi sans espoir. Jamais elle ne saura si son esprit en sait plus ; mais que demain, par je ne sais quelle inadvertance, elle lise un grand roman, elle verra tout de suite qu’il lui arrive quelque chose » (Flannery O’Connor, Ibid.).

 

Et de s’autoriser, pour soutenir son propos provoquant, d’une citation bien sentie et définitive en ce sens du grand romancier Joseph Conrad :

 

« La tâche que je m’efforce de remplir n’est autre, par le pouvoir de l’écriture, que de vous donner à entendre et de vous donner à sentir – mais elle est au premier chef de vous donner à voir. Cela – et rien de plus, mais tout est là. Que j’y parvienne, et selon vos mérites, vous trouverez à coup sûr encouragement, consolation, frayeur ou charme, toutes choses que vous réclamez – et peut-être aussi cette fugitive vision de vérité que vous avez oublié de demander. »

 

Enfonçons encore le clou, d’un ultime coup de chasse-pointe, pour entériner notre impérieux propos :

 

« Un secteur prépondérant de l’édition [est] consacré aux romans et aux essais « grand public », livres d’une qualité très variable qui se disputent les meilleures ventes et dont la critique professionnelle fait son ordinaire. […] Les lecteurs en attendent du divertissement et des émotions, sans qu’il leur vienne à l’esprit d’aspirer à autre chose de plus fondamental qui touche à l’essence de l’art et de la vie. La littérature se trouve assimilée à un loisir noble, et valorisée en tant que culture vivante. Mais qui imaginerait qu’aucun de ces livres engage l’auteur et les lecteurs dans une confrontation existentielle décisive ? » (Georges Picard, Ibid.)

 

Pour le romancier, l’écriture est d’une rare violence dans l’expérience qu’elle « livre » :

 

« J’étais tellement occupée à écrire ce livre que je ne songeais pas à l’accueil qu’il recevrait. Occupée non seulement parce qu’il était dur à écrire […] mais aussi à cause de tout ce que j’apprenais en écrivant. […]  La période d’écriture proprement dite, donc, et non seulement les expériences qui s’y étaient fondues, fut véritablement traumatisante : elle me transforma » (Doris Lessing, prix Nobel 2007, Le Carnet d’or, préface).

 

Et…

 

« Écrire un roman est une expérience affreuse. Quand on ne s’y gâte pas les dents, on y perd les cheveux » (Flannery O’Connor, Ibid.).

 

Le roman devient le lieu où se livre et se dé-livre l’écrivain :

 

« Certains écrivains trouvent l’étincelle initiale dans des mots ; d’autres, dans une image – une vision intérieure. Ces derniers sont peut-être les romanciers par excellence. Pour eux, écrire constitue souvent une activité obsessionnelle, qu’ils pratiquent dans une sorte de transe et poursuivent en aveugles, sous la dictée de leur inconscient. Écrire est la soupape de sécurité qui leur permet de conserver la raison – s’ils n’écrivaient pas, ils suffoqueraient » (Simon Leys, Protée et autres essais).

 

Le roman, ainsi, tient plus du réel que de la fiction !

Si le canevas du roman a pour « cadre » la fiction, il n’en demeure pas moins un témoin éclairé (de l’intérieur par l’écrivain) de la réalité.

Nous rejetons ici la fausse rationalité de certains qui réduisent le roman à l’aspect ludique de sa fiction et lui nie toute vertu enseignante sur la nature humaine :

 

« L’hyperrationnalité de son intelligence avait engendré chez Valéry des préjugés à l’encontre de la fiction. L’invention des romanciers lui paraissait déplorablement dépourvue de nécessité intellectuelle » (Simon Leys, Id.).

 

Nous accréditons plutôt Flannery O’Connor lorsqu’elle déclare, péremptoire mais certaine de son fait, car convaincue d’expérience, que :

 

« [L’écrivain] s’adresse au lecteur par le truchement des sens. Or, on ne peut en appeler aux sens par des abstractions. Il est infiniment plus facile à la plupart des gens d’exprimer une idée abstraite que de décrire, et donc de recréer, un objet qu’ils ont sous les yeux. L’univers du romancier foisonne partout de matière, et c’est précisément ça que les écrivains débutants répugnent à créer. Ils s’intéressent d’abord aux émotions et aux idées désincarnées. Ils veulent écrire et sont enclins à prêcher, parce qu’ils ne sont pas habités par un récit mais par les os sans chair de notions abstraites. Ils sont hantés par des problèmes, non par des personnes, par des interrogations et des litiges, non par le tissu même de la vie, par des études de cas, tout ce qui peut avoir un impact sociologique plutôt que les mille détails concrets de l’existence qui enracinent le mystère de notre situation sur la terre.

Les manichéens séparaient la matière de l’esprit. Pour eux, la matière était mauvaise. Ils recherchaient, ils tâchaient de communiquer directement avec l’infini, sans médiation matérielle. Telle est un peu la pente de l’esprit moderne : pour une sensibilité contaminée par cette conception, comment ne serait-il donc pas difficile d’écrire, sinon impossible, puisque l’art romanesque est par excellence l’art de l’incarnation ?

[…] Le fait est que la matière des écrivains est des plus humbles. Tout ce qui est humain relève du romanesque, et nous sommes faits de poussière. Si vous avez peur d’être couvert de poussière, ne vous mêlez pas d’écrire des romans. C’est une tâche indigne de vous » (Nature et but de la fiction romanesque).

 

Un point c’est tout !

 

© Hypallage Editions – 2014

 

Catalogue Roman

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