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OUVERTES À

LETTRES

Apocalypse Now ?

Lettre ouverte à Claire Vajou

 

 

 

Chère Claire,

 

Il est heureux que l’on se penche aussi sur le travail des traducteurs. Vous êtes traductrice du russe, langue riche, émotionnelle, à la syntaxe plus souple que la nôtre. La traduction est une véritable réécriture, qui fait retour sur le miracle de Babel, replongeant aux sources communes à toutes les langues en leur noyau primordial, dont l’efficace pourvoir d’évocation primitif menaçait la puissance même de Dieu… Et voici que sous le coup de la colère divine le bloc original s’est délité en autant d’idiomes et dialectes… Parmi cette avalanche de langues, l’hébreu vibre d’une force kabbalistique et thaumaturgique inouïe, ces vav réversibles ou versatiles (comme les appelle Stéphane Zagdanski) pouvant renverser le cours de l’Histoire humaine ; le grec et le latin portent là encore, bien que langues mortes, une lettre pleine d’un passé brûlant ; le français, cher à Rivarol et à toute la francophonie, possède un devoir de rigueur dont la pensée ne saurait se passer sans préjudice grave ; le russe, fougueux, souple et robuste dans toutes les situations, nous apporte le feu d’esprits vertigineux et insoumis, dont Soljenitsyne, Dostoïevski, Chestov et Soloviev sont les hérauts incommensurables…

 

Vladimir Soloviev, justement, est l’écrivain russe, intraitable et charitable, lucide contemporain de son temps et prophète extraordinaire pour notre millénaire, digne d’un Saint Jean-Baptiste et d’un Élie de retour, pont magnifique entre les deux Testaments enfin rassemblés, que vous nous offrez à lire, Chère Claire Vajou, grâce à votre magistrale traduction de ses Lettres du Dimanche, publiées chez Pierre-Guillaume de Roux.

 

Merci, donc, Claire Vajou, de nous offrir cette entrée dans la pensée d’un des plus grands philosophes russes qui, avec un don littéraire indéniable dans l’expression des idées les plus hautes, est non seulement accessible, mais vertigineux par sa simplicité même à dire les choses les plus élevées. Soloviev est un esprit des plus hautes sphères qui ne dédaigne pas d’être apprivoisé par le commun des mortels, à la différence d’un Heidegger, par exemple, hermétique et secret, parant de mystère sa pensée captivante, réclamant de nous une adhésion de foi plus que de raison (la formule est de vous). Léon Chestov, s’il combattait l’usage abusif de la Raison, ne témoignait pas moins pour son lectorat de ses idées avec un usage parfaitement simple et raisonné de la pensée, sans délires sémantiques ou dialectiques. Il combattait la Raison avec raison, en un sens, sachant qu’elle demeurait l’unique outil exploitable pour une diffusion abordable de la confrontation de sa pensée avec celle de ses illustres prédécesseurs en philosophie. Quant à Soloviev, je crois qu’il tient en équilibre des enjeux fantastiques : seule la probité de sa langue était apte à nous traduire avec franchise et détermination les plus extrêmes périls qu’elle soulève et désigne pour tels. Car, reconnaissons-le immédiatement, Vladimir Soloviev est un écrivain pour temps de crise, un penseur de l’apocalypse en cours ou à venir, le délai, justifié ou non ici, ne pouvant être cependant indéfiniment écarté de son point Oméga ; et même est-il nécessaire qu’il connaisse un terme puisqu’il doit ouvrir sur les temps messianiques révélés par Ap. 20,1-6.

 

Monsieur Bernard Marchadier, préfacier de votre livre, ou plutôt de celui de Soloviev dont vous êtes la traductrice, commet, me semble-t-il, une erreur de présentation : il invite le lecteur à s’adresser directement aux Trois Entretiens, soit le dernier ouvrage rédigé en 1900 par Soloviev, l’année de sa mort. Il est regrettable qu’il court-circuite ici de façon peu judicieuse votre travail et expédie des lecteurs non avertis au cœur de la fournaise que masque le dernier opus de Vladimir Soloviev, chose dont je ne dirais rien de plus, sinon qu’elle réclame une préparation spirituelle préalable à sa lecture.

 

Donc, les Lettres du Dimanche sont non seulement recommandées pour appréhender au mieux notre philosophe russe, mais cela surtout parce qu’elles sont abordables de la plus aimable façon qui soit, c’est-à-dire d’une tournure enrichissante, juste et maîtrisée. C’est un joyau de concision, d’élévation et d’enseignements ouvrant sur une libre réflexion prolongée chez le lecteur. Le meilleur de Soloviev est mis ici à portée de votre main, et de votre main à votre œil à la portée de votre esprit charmé d’être si bien instruit.

 

Parues à l’origine dans un journal russe en 1897, ces Lettres du Dimanche ne demandent qu’à être lues, dans l’ordre que votre capricieuse lecture choisira, assez courtes pour ne pas vous lasser et denses en vérités pour vous nourrir exceptionnellement. Venez y piocher la manne espérée et réelle qui s’y trouve comme les Hébreux au désert. Car Soloviev est un auteur inspiré qui nourrit, mais sans rassasier, vous invitant dès lors, forces reprises à son contact, à vous remettre en route revigorés mais non point rassasiés disais-je, ce qui impliquerait une sieste fâcheuse, le Maître pouvant à tout moment nous surprendre par Son retour inopiné. Soyons comme ces vierges vigilantes armées d’une lampe allumée, avec Soloviev pour veiller sur la table de chevet… Rien de moins.

 

Jugez du peu : Soloviev s’adresse à notre temps depuis la Russie des Tsars avec une acuité de vues qui vous sidérera ; lisez ce qu’il écrit sur l’Islam, sur la contrainte en matière de religion, sur l’usage raisonné de la force, sur les enjeux de la guerre, sur le bourreau et le soldat, sur l’orgueil et le devoir, sur la foi et sa pratique, sur le lien entre le Ciel et la terre, ne séparant pas l’une de l’Autre, ni inversement.

 

En ces temps troublés, je m’étais juré de ne pas aborder la question clivante de l’Islam : laissez-moi pour joker vous renvoyer, serein, aux jugements généreux et superbes de Vladimir Soloviev sur cette question. À celui qui veut combattre est rappelé qu’il doit avant tout combattre ses mauvais instincts, puis, s’il devait entrer dans la lutte physiquement, veiller à ne pas s’enorgueillir de son rôle, à tout le moins insignifiant au regard du vrai combat spirituel à mener. Car ce ne sont pas contre des êtres de chair et de sang que nous avons à faire face. Or, nous confondons le plus souvent l’écume avec la vague ! La disproportion est trop souvent, malheureusement, notre réplique à la démesure d’événements qui nous dépassent, auxquels nous ne réagissons qu’à l’écumante visibilité, la vague de fond à peine portée à notre attention. Qui parmi nous s’oppose au déferlement de la vague ? Qui, plutôt, préfère en rester au traitement de l’écume ? Attention, la vague s’est retirée et vous a laissé, ô illusion de sa faiblesse, l’écume mousseuse à balayer : mais la vague reviendra ! Interrogez-vous encore sur qui vend armes et drogues, kalachnikovs et captagon ? Vous serez plongés au cœur démoniaque de la vague, n’en menant pas large…

 

Bon, vous le savez désormais, vous avez les Lettres du Dimanche de Soloviev pour faire face. Voyez ci cela peut fendre en deux la Mer rouge quand elle eût englouti tout entier Pharaon et sa charrerie !

 

Puis-je, maintenant, Claire, parler un peu de vous ? Oserai-je avancer que vous êtes aussi digne d’intérêt que celui que vous traduisez ? Mais j’avance avec une crainte religieuse là où un périmètre sacré semble tracé autour de vous. Je renvoie le lecteur, potentiellement curieux de cet effet d’annonce sibylline, à votre récit : , paru chez Odile Jacob. C’est…

 

Je fais souvent beaucoup de tapage, mais en fait je suis très pudique…

 

Bon, pour détendre un peu l’atmosphère en ces temps d’attentats… à la pudeur ? je vais faire mention d’anecdotes me concernant, qui, par ricochets, vous rejoindront, je l’espère, amusée.

 

Je commence par ma découverte de Vladimir Soloviev : j’ai, malheureusement pour ma vocation religieuse, commencé par le livre fatidique de Soloviev que je déconseille d’aborder abruptement. Vous en connaissez le récit caché après les fameux trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. J’en dénichais l’édition française de 1916 parmi les rayonnages de la bibliothèque du couvent de dominicains de Strasbourg, chez lesquels j’étais alors novice. Lorsque nous empruntions un livre, il fallait glisser un fantôme en lieu et place de l’ouvrage détaché de sa rangée. Il fallait encore en pointer la référence sur un cahier des emprunts. Je n’imaginais pas que le Maître des novices pût s’y informer à notre insu de nos lectures, ce qui me valut incontestablement d’être remercié au bout de dix mois. Il faut dire que j’avais poussé loin la mesure en empruntant Le Marteau des sorcières de Sprenger et Institoris, La Practica de Bernard Guy, Le Péché de l’Ange de Mgr Journet et Jacques Maritain, Le Diable de Papini, le numéro spécial de 666 pages des Études carmélitaines sur Satan, ainsi que le Soloviev. J’étais ce drôle de paroissien qui ne méritait qu’un vigoureux exorcisme, et l’on me pria d’aller me faire voir chez les salésiens ou les jésuites… Je dois aussi confesser qu’à côté de mes lectures effroyables je cumulais, en tant que frère linger, l’odieuse faute répétée – perseverare diabolicum est – de faire rétrécir ou de faire déteindre le linge des frères ! Exit, donc. En bref, je l’eus un temps mauvaise, très mauvaise, jusqu’à ce que j’en vins, plus jésuite que dominicain pour le coup, à me dire : « Dieu m’a dit d’entrer dans les Ordres, ce en quoi je lui ai obéi, mais Il ne m’a pas dit d’y rester… » Du reste, j’ai pour moi la parole inespérée d’une sœur dominicaine dont nous visitions le couvent et qui, me tombant dessus et sans plus de présentations, me connaissant ni d’Ève ni d’Adam, m’asséna : « Ah, Frère Damien ! vous avez un charisme très… spécial : vous ne serez jamais installé, et puis vous n’allez pas rester chez nous très longtemps… » J’en restais muet d’indignation et de jubilation mêlées !

 

Viré donc, ou plutôt prié de faire ailleurs ma vie, je retrouvais Paris, où je croisais rue Férou un ancien camarade de Régiment, François Bousquet, entre temps devenu gérant de la Librairie l’Âge d’Homme, spécialisée en littérature slave et romande. Je bondissais sur l’occasion pour lui demander s’il n’avait pas au catalogue Soloviev ? Si ! Sa Sophia et ses écrits parisiens. Ouah, une aubaine ! épuisée depuis leur parution en 1978, je crois… Pour atténuer ma déconvenue, François me suggéra de me rabattre sur Strémooukhoff, qui a écrit une magnifique biographie de Soloviev.

 

Or nous y voilà : les heureux ricochets dont je vous parlais plus haut arrivent jusqu’à vous. Nous sommes en 2016 et je reçois un courriel d’un acheteur sur Amazon, dont le message, accompagnant la commande du Strémooukhoff que j’ai mis en vente depuis un mois avec d’autres livres pour faire de la place dans ma bibliothèque, stipule que l’ouvrage doit parvenir rapidement à sa destinatrice afin qu’elle puisse avec en assurer à temps une formation… de commerciaux ! Là, je me dis que la pauvre acheteuse s’est trompée de titre, ou alors que le grand capitalisme a muté encore plus dangereusement que prévu s’il s’arroge en plus Soloviev pour conquérir le Monde ! Mais vous me rassurez, car c’est vous, Claire, l’acheteuse, et qu’il s’agit des commerciaux du diffuseur devant assurer la promotion de votre future traduction d’un ouvrage inédit en français de Soloviev. J’entrevois aussitôt plus sereinement les choses et vous fais parvenir à temps l’ouvrage requis.

 

C’est ainsi que nous fîmes connaissance via Soloviev et Amazon. Tiens, depuis, Amazon m’a retiré ma licence de vendeur occasionnel de livres d’occasion. Ont-ils estimé, comme le Maître des novices jadis, que mes lectures n’étaient pas assez inoffensives pour être partagées ?

 

Peu importe, car désormais, sur le laps de temps accordé par la Providence, nous nous sommes rencontrés. Bon, je n’insiste pas sur le caractère miraculeux de cette rencontre « fortuite », vous ayant entendu déclarer à la radio que lorsque tout faisait sens la folie n’était pas loin. Je n’opposerai pas non plus Chestov à Soloviev, car je crois comprendre ce qui chez Chestov peut, in fine, vous rebuter quand il s’attaque à la Raison : vous avez en effet identifié un terrible danger à instruire un procès de la raison. Vous dites que le catholicisme définit chez l’homme une volonté blessée par le péché originel, là où l’orthodoxie semble tenir que c’est la raison qui est brisée chez lui, ce que vous signalez comme la porte ouverte à tous les enfermements, si je puis m’exprimer ainsi. Que si la raison n’enseigne plus rien à l’esprit, l’esprit est perdu, sans retour possible en arrière sur ce qu’il vit et pourrait vivre autrement, sans distance salvatrice face au fanatisme des définitions axiomatiques, sans garde-fous contre une pensée captive proprement délirante.

 

En fait, vous êtes incroyablement française par la tournure d’esprit, Dieu en soit loué !

 

Que puis-je ajouter, si ce n’est de vous remercier, pour vous, pour votre belle traduction et pour le clin d’œil céleste offert à nos pauvres stratégies. Ce n’est pas aux échecs un coup d’avance que possède Dieu mais autant de parties que compte d’étoiles le Cosmos, pour peu que l’on ne puisse jamais parvenir à les énumérer… Sans quoi, dirait Chestov, Il peut tout aussi bien changer les règles du jeu… pour ne pas être tenu en échec ! Mais, bon, Chestov, vous n’aimez pas…

 

Saluons alors, d’un heureux accord concordant, le merveilleux humaniste chrétien que sera toujours Vladimir Soloviev pour les générations futures des siècles à venir, à moins que le Retour du Christ ne nous surprenne très bientôt ! À l’approche de cette échéance, faisons confiance à Soloviev pour nous aider à démasquer l’usurpateur du Christ, ce surhomme nietzschéen, que la Tradition désigne comme l’Antéchrist. Comptons toutefois sur Élie et Soloviev pour nous aider à tenir le coup jusqu’au jour libérateur de la Parousie !

 

Avec toute mon admiration pour votre travail d’orfèvre polyglotte opposée au nivelage de l’espéranto,

 

Damien Saurel

 

 

© Hypallage Editions – 2016

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